Voy(ag)eurs à la recherche de l’authentique perdu

Voy(ag)eurs à la recherche de l’authentique perdu

Deux voyageurs (ne les qualifions pas de touristes : c’est pour eux une insulte équivalente à « beauf »), la vingtaine bien sonnée, sont avachis sur deux des poufs usés du restaurant de l’hôtel. Ils se sont rencontrés la veille, partageant le même dortoir, où ils logent pour 5€ la nuit. Dans un anglais boiteux, ils causent de leur voyage, de leurs voyages en général. Le premier a « fait » la Colombie l’été dernier et rêve de « faire » la Thaïlande et l’Asie du Sud ; le second a « fait » le Mexique ces 2 derniers mois et ne sait pas encore quels seront les autres destinations qu’il va « faire » durant les mois suivants. Au fil de la conversation, de clope en clope et à force de blagues et affirmations entendues, ils finissent d’accord : aucune envie de jouer les « touristes », mais une commune envie de s’approcher de l’« authentique ».

L’« authentique », c’est la tarte à la crème du voyageur qui pense n’être pas un touriste, une sorte de Dahut : on en parle beaucoup, mais on n’en voit jamais la queue. Et cette conversation imaginaire – que beaucoup de voyageurs reconnaîtront volontiers avoir déjà entendue – dit une réalité : ceux qui cherchent l’authentique finissent souvent par en parler entre Blancs, au bar de l’hôtel ou dans quelque autre bar à gringos… quand ils ne se font pas tout simplement berner comme des naïfs pour s’être cru plus malin que les autres.

Quel authentique?

Rousseau : « Défiez-vous de ces cosmopolites »

« L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit. Au dehors le Spartiate était ambitieux,  avare, inique ; mais le désintéressement, l’équité, la concorde régnaient dans ses murs. Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins », Jean-Jacques Rousseau, Emile ou De l’éducation, 1762.

« Authentiques » les gnawas dans le désert marocain, « authentique » la séance chamanique à renfort de peyotl dans le désert de Sonora ou de l’ayahuasca au Pérou, « authentique » le sourire de l’enfant des rues de Delhi ou de Manille, « authentiques » les tribus reculées du Brésil ou les pygmées du Cameroun, « authentiques » les paysannes mayas et les paysans laotiens, etc. A quoi correspond le mot, si banal dans le désir, dans l’expérience et dans le parler de tant de voyageurs ?

L’authentique, c’est d’abord une image d’Epinal. Là où le voyageur méprise le JT de Jean-Pierre Pernault pour les clichés qu’il distille d’une France dans un formol de villages à clocher et d’artisans, souvent d’ailleurs par un réflexe de chien de Pavlov davantage que pour des raisons claires, son aspiration ailleurs est fondamentalement celle d’un « consommateur de clichés », comme l’énonçait Paul Ariès, que nous avons interrogé. Ailleurs, il est de bon ton de s’intéresser – de loin, le plus souvent – aux gentils paysans édentés ou à leurs costumes chamarrés, là où c’est la plus crasse indifférence qui caractérise les voyageurs relativement au sort tragique de la paysannerie de chez eux ou les cultures de terroir… toujours suspectes d’être « beauf », « réactionnaire » ou « fascistes »…

Si bien que les voilà, les braves voyageurs-qui-ne-sont-pas-des-touristes, sac au dos, et qui vont s’offrir quelques journées de méditation « authentique » dans un ashram indien, assister à des danses indigènes « authentiques » sur le lac Titicaca, comme en témoignait Amandine, du blog Un sac sur le dos, en commentaire d’un de nos articles :

Le côté “faux typique” m’énerve également (je le suis déjà, alors autant continuer !) ; l’endroit où cela m’a le plus frappé, c’est sur une des îles flottantes du lac Titicaca (côté péruvien) : mais quelle horreur ! Ces soi-disant familles typiques étaient exposées comme dans un zoo, prêtes à poser pour la photo pour quelques pièces. Et après, “invités” à utiliser leurs bateaux typiques de totora (qui ne sont construits que pour les touristes), nous avons même eu droit à des chansons sous un air dramatiquement faux (dans tous les sens du terme), ça faisait peine à voir (surtout vu l’enthousiasme contraint de certaines) ; mais le pire a été le final de leur chorégraphie, avec un “hasta la vista baby” ! Argh ! j’ai cru m’étouffer ! Et tous les touristes étaient enchantés et riaient, alors que je m’attristais intérieurement : mais que leur a t-on fait, à ces pauvres “Péruviens typiques” ?!

Et c’est encore sans parler de ceux qui cherchent un authentique encore plus authentique que celui du voisin, par exemple dans le dark tourism dans des zones de cataclysmes ou de drames historiques (Nouvelle-Orléans post-Katrina, ville de Pripyat évacuée après la catastrophe de Tchernobyl – le film Chernobyl Diaries surfant sur cette tendance), le tourisme de la misère ou le tourisme en zone de guerre…

Qu’y a-t-il derrière le label « authentique » et derrière le désir d’« authenticité »?

Régis Debray face au zoo humain touristique

« Ce n’est pas, en ce qui me concerne, la lecture du Capital [oeuvre maîtresse de Karl Marx, NDLR] ni la force de l’argument marxiste qui m’a donné envie de tuer. C’est d’avoir été le témoin de deux ou trois scènes d’humiliation peu ou prou négligeables, en Equateur et en Bolivie (ces touristes nord-américains en short et chemisette à fleurs jetant des pièces de monnaie aux Indiens de Riobamba comme à des singes en cage, et qui photographiaient en s’esclaffant leur combat de chiffonniers pour rattraper un sou dans la poussière), ainsi que la musique entêtante des chansons de Violeta Parra ou des Quilapayún. Même si la remise de copie avec plan en trois parties et le quota requis de citations restait utile pour donner le change, la Misa criolla a plus fait pour m’envoyer en cellule quatre années durant, que les pointilleuses missives d’Althusser », Régis Debray, Aveuglantes Lumières. Journal en clair-obscur, 2006.

Dans le désir de faire différent, de voir ce que peu voient, bien des voyageurs ne mesurent pas les conséquences de leurs actes, ne s’interrogent du reste même pas sur la légitimité de leur désir, sur le bien-fondé de son assouvissement. C’est le règne du con-sot-mateur. Cela se veut un voyageur « alternatif », « hors sentiers battus » et ce n’est qu’un agent actif de la corrosion libérale et capitaliste du monde, contribuant à introduire la transaction marchande là où elle n’existait pas, refusant le plus élémentaire respect du caractère sacré de certaines croyances et de certains rituels, dont la cause est interne, inhérente à une communauté… et qui soudain se trouve une raison d’être externe : le fric. C’est alors que l’« authentique », pour les voyageurs-qui-ne-sont-pas-des-touristes se révèle dans toute sa réalité d’attrape-nigauds et qui, loin de révéler une quelconque alternative, ne fait que renforcer l’hydre capitaliste. De ceci atteste la floraison d’agences touristique proposant de visiter les bidonvilles, d’assister à des cérémonies et danses sacrées (en principe), des tribus lointaines et reculées ou encore les diverses initiatives prétendument « alternatives » (à l’hôtel, aux agences touristiques trop « banales », au camping) où toutes les parties n’œuvrent qu’au renforcement du néolibéralisme (cf. notre article chez Instinct Voyageur : « Voyage « alternatif » ou agent actif de la mondialisation libérale ? ».

En creux, sous-jacent à cette curiosité irresponsable, le sentiment diffus chez le voy(ag)eur que la diversité du monde est aujourd’hui menacée et qu’il importe de se dépêcher avant que disparaissent les « authentiques » du monde, pour aller les voir – ce qui, peu ou prou, le rapproche du touriste de safari ou des visiteurs des zoos humains d’il y a un peu moins d’un siècle. Ce faisant, il ne se rend pas compte, que ce désir même de voir, que sa présence même, sont des facteurs accélérants de sa disparition. Mais après tout, le voy(ag)eur ne voit pas plus loin que le bout de son nez et de son portefeuille : il a payé, c’est bien le fin mot ; pour peu qu’il soit moral ou prétendument « responsable », il se satisfera d’avoir, par son argent, contribué à aider une famille, un village, une communauté… Quelle naïveté ! Et puis… tout cela pourquoi ? Pour punaiser un spécimen de papillon en voie de disparition ?

Les faux Pygmées de Kribi, Cameroun

Près de Kribi, plage très populaire de la côte atlantique camerounaise, des expéditions sont organisées en pirogue sur le fleuve de Lobé. En quelques heures, on peut rejoindre des villages Baka, peuplade pygmée des jungles camerounaise et gabonaise. Certaines agences organisent même des séjours d’immersion. Un peu comme par hasard, je me retrouve avec Patrick, un expatrié français qui connaît bien le pays, dans une pirogue pour aller visiter le village baka le plus proche. Une dizaine de camerounais peu vêtus nous y attend ; ils nous saluent, nous font visiter des cabanes faisant office de dortoir ou de cuisine. Ils nous jouent un rythme de musique traditionnelle et nous invitent à prendre des photos.

faux-pygmees-baka-cameroun-kribi

Tout cela me semble louche. Comment peuvent-ils vivre si peu nombreux dans un si petit village ? Patrick a bien décelé l’attrape-touriste : les soi-disant Pygmées (peut-être viennent-ils vraiment des villages pygmées bien plus loin sur le fleuve) sont en réalité de mèche avec les rabatteurs de toubabs qui, apparemment, payent leurs complices… en bouteilles de mauvais vin. Si l’on peut débattre du bien-fondé des séjours en immersion dans les villages pygmées, il est patent que de telles visites, ponctuelles et contrefaites, n’apportent en vérité qu’aux escrocs qui les organisent.

Kalagan, blogueur nomade et grand voyageur

Qui dit « authentique » sacralise les apparences extérieures de paysans édentés en costume, sans voir notamment (sans le pouvoir, faute de temps, ou le vouloir, par ingénuité ou paresse intellectuelle) que, trop souvent hélas ! la misère causée par la mondialisation, les a abrutis et déshumanisés, que les apparences extérieures d’authenticité sont trompeuses, car plus que de particularismes civilisationnels dus à un certaine imperméabilité à l’étranger, ils participent d’un Lumpen mondialisé, qui a plus en commun aux quatre coins du monde qu’on ne croit. Les apparences extérieures – la peau, les vêtements bariolés, tel chapeau, etc. – cachent le déracinement intérieur causé par la misère et ses conséquences, souvent causées ou aggravées par des élites locales s’efforçant à imiter les élites nationales et mondiales, c’est-à-dire acquises au libéralisme… Les paysans au côté d’Emiliano Zapata au Mexique ou au côté de Nestor Makhno en Ukraine étaient économiquement pauvres sans doute, mais riches d’une identité, de gestes, de savoir-faire, de légendes, d’une langue, etc. Ces caractéristiques « authentiques » sont aujourd’hui corrodées par la même soi-disant « culture » faite de séries, de pub et de la propagande idéologique libérale propagée par les médias et l’« élite mondialisée » dont parle Zygmunt Bauman, à laquelle les voyageurs en quête d’« authentique » et autres globe-trotteurs participent par leur seule présence et par leur argent comme sésame pour soulever tous les voiles de tous les sacrés, au nom de la quête de l’authentique, de l’authentique perdu chez eux.

Car d’où vient le désir d’« authentique », sinon de la conscience diffuse que nous vivrions dans une société, au contraire, fausse et corrompue ? Ce vieux rêve d’Ailleurs, qui veut que l’herbe y soit plus verte et les gens plus droits, et qui rappelle tout autant le mythe du « bon sauvage », l’Atala de Chateaubriand, l’Invitation au voyage de Baudelaire ou bien les voyages de Gauguin, c’est d’abord et avant tout la conscience malade d’Occidentaux qui ont le sentiment diffus d’une corruption de leur monde, d’une « perte des valeurs », thème qu’on retrouve en tout temps et en tout lieu, du reste. Par un faisceau de raisons historiques, les traditions et langues régionales, les caractéristiques typiques de l’« authentique » chez nous, souvent liées à la culture populaire de terroir, ont été corrodées sinon détruites par la marche de la Modernité et du Progrès, sur quoi droite et gauche sont d’accord depuis déjà plusieurs générations.

Exode rural et urbanisation, révolutions technologiques, agonie de la paysannerie, centralisme jacobin, désastre anthropologique de la Première Guerre mondiale, francisation de la nation française, puis consumérisme des Trente Glorieuses, triomphe du libéralisme, ont en effet profondément bouleversé l’anthropologie de la société française et des sociétés dites « développées », chose moins visible dans de nombreux pays où la paysannerie et toute la culture qu’elle porte avec elle, reste nombreuse.

Mais qui, parmi les voyageurs venus de France, des Etats-Unis ou d’autres pays riches, se soucie encore de ces paysans, en qui le théoricien et agitateur anarchiste Mikhaïl Bakounine voyait un archétype révolutionnaire, ce que toute une histoire de jacqueries et de révolutions faites par des paysans démontre amplement (de la Révolte des paysans anglais en 1381, en passant par la Guerre des paysans allemands au côté de Thomas Müntzer en 1524-1526, par l’insurrection paysanne et anarchiste ukrainienne au côté de Makhno en 1918-1921, et jusqu’au soulèvement néo-zapatiste au Chiapas à partir de 1994).

Quand on cherche l’« authentique » ailleurs, c’est parce qu’on a de façon diffuse la conscience de ce qu’il est mort chez nous, et une indifférence totale à ces cultures de terroir, qu’il est de bon ton de mépriser et de renvoyer sans nuance à un vote d’extrême droite et une fermeture d’esprit… Bel héritage d’une société majoritairement urbaine, avec le socle de croyances et de valeurs hors-sol que cela implique.

Une « tolérance » qui n’est qu’indifférence à ce qu’on détruit

Philippe Muray : « transformer le monde en un espace de libre circulation pour le touriste »

« Le siècle qui commence, et l’Empire qui le domine, ne se connaissent pas d’autre devoir que de transformer le monde en un espace de libre circulation pour cet individu qui incarne au plus haut point le marché universel : le touriste. Le touriste en rotation perpétuelle, dévastatrice et absurde, dans des espaces sans obstacles (sans populations réfractaires) où ne demeureront plus, comme seuls témoignages de la négativité et de la singularité disparues, que les monuments du passé (mais ces anomalies, devenues patrimoine de la néo-humanité, seront heureusement plastifiées) », Philippe Muray Festivus festivus, 2005.

On pourrait, a priori, avoir de la sympathie pour ceux qui cherchent l’« authenticité », cette pureté préservée d’une âme et d’un ethos immaculés, chez des peuples lointains… On pourrait y voir – et c’est certainement le cas chez certains – une marque de fraternité, un désir de cet ordre. Mais dans le désir d’aller chercher ailleurs, à la va-vite, dans un voyage généralement court (ou, même lorsqu’il est au long cours, l’« authentique » d’un dîner ou d’un accueil à domicile chez des paysans, n’est qu’un effleurement, qui ne permet de capter de leur quotidien que les aspects les plus plaisants et prompts à confirmer le cliché immaculé), la fraternité et la tolérance que revendiquerait volontiers le voy(ag)eur qui a bien appris le refrain progressiste selon quoi « les voyages forment la jeunesse » et sont la marque d’esprits ouverts, sont questionnables.

Quiconque a voyagé, humblement, en immersion, en prenant le temps de découvrir une culture – et non en se contentant de sauter de lieu en lieu – a été maintes fois confronté à des attitudes, à des actes qui heurtent le bon sens le plus élémentaire. Une certaine idée de la « tolérance » consiste à penser qu’il ne faut pas « interférer » avec une culture. Mais prétendre, au nom d’un prétexte essentialisateur, qu’il ne faut rien leur dire, car c’est dans leur culture n’a en fait rien à voir avec la fraternité et tout avec l’indifférence.

Lévi-Strauss : « ce mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale »

« (…) la fusion progressive de populations jusqu’alors séparées par la distance géographique, ainsi que par des barrières linguistiques et culturelles, marquait la fin d’un monde qui fut celui des hommes pendant des centaines de millénaires, quand ils vivaient en petits groupes durablement séparés les uns des autres et qui évoluaient chacun de façon différente, tant sur le plan biologique que sur le plan culturel. (…) Or, on ne peut se dissimuler qu’en dépit de son urgente nécessité pratique et des fins morales élevées qu’elle s’assigne, la lutte contre toutes les formes de discrimination participe de ce même mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir crée les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie et que nous recueillons précieusement dans les bibliothèques et dans les musées parce que nous nous sentons de moins en moins certains d’être capables d’en produire d’aussi évidentes.

Sans doute nous berçons-nous du rêve que l’égalité et la fraternité régneront un jour entre les hommes sans que soit compromise leur diversité. Mais si l’humanité ne se résigne pas à devenir la consommatrice stérile des seules valeurs qu’elle a su créer dans le passé, capable seulement de donner le jour à des ouvrages bâtards, à des inventions grossières et puériles, elle devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création. Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité », Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire (1951).

Quand le rigorisme religieux d’Etat réduit la femme à un être inférieur, quand une société se cache derrière la « tradition » pour justifier le machisme le plus brutal, quand la nature est prise pour une décharge à ciel ouvert, se taire au nom du « respect » est alors la marque du plus grand mépris d’autrui. Tandis que la fraternité suppose de reconnaître l’Autre dans sa différence, il n’y a qu’indifférence dans le laisser-faire qui se dit – et est en effet – tolérance. La fraternité suppose la rencontre d’entités distinctes et non fusionnelles, suppose d’accepter que la rencontre bouleverse et change les deux parties : soi-même d’abord en tant que voyageur modeste, respectueux et observateur, mais aussi le visité, dont il est pertinent et juste de dénoncer les pires travers. Ce qui suppose le temps de se rencontrer, dans un contexte qui ne soit pas marchand, car il est évident que la relation transactionnelle court-circuite toute possibilité de véritable rencontre, d’expérience de l’altérité.

Et c’est bien parce qu’y répond une proposition marchande que la recherche de l’« authentique » contribue à figer une identité essentialisée, réduite à des clichés que le voy(ag)eur naïf consomme que des personnes ne se privent pas de prostituer leur culture aux cons-sots-mateurs inconséquents venus du monde entier. Le dialogue fraternel, interculturel, suppose une reconnaissance de l’Autre dans sa totalité, son bien et son mal, ses croyances qui ne sont pas les nôtres mais méritent le respect – et donc la retenue de sa curiosité aussi. Rêver d’une culture empaillée qu’il faudrait soi-disant « respecter », ce n’est que témoigner son indifférence à la destinée d’une population. Et cette indifférence sous couleur de « respect » antiraciste, n’est bien souvent qu’un aspect de la philosophie libérale globalitaire, indifférente à la déculturation dont elle est souvent la cause majeure. Et le résultat, loin d’un renforcement des identités de terroir, c’est un déracinement partout observé conspirant à la formation dans toutes les villes et banlieues du monde d’un Lumpenprolétariat sans repères identitaires et moraux, conséquence souvent de la misère économique provoquée par le capitalisme néolibéral – c’est-à-dire, main dans la main, les grandes institutions économiques (FMI, Banque mondiale, OMC, OCDE, Banque interaméricaine de Développement…), les gouvernements interchangeablement néolibéraux des Etats riches, et les gouvernements corrompus des pays de misère.

Il faudrait plus qu’un simple article pour faire le tour de la question, mais il est évident qu’une certaine pensée antiraciste et anti-impérialiste, héritée d’une gauche plus encline à penser un prolétariat mondial sans patrie ou un internationalisme… sans nation…, ne peut l’appréhender. Et cependant, il n’est pas malvenu de s’interroger toujours sur le caractère hérité, occidental, de ses valeurs et faire la part de l’universalisable, de ce qui ne l’est pas au non du respect de la diversité. Car le propre du voyage, ce n’est pas d’aller partout imposer ses vues, mais d’abord d’apprendre l’humilité, le respect, l’écoute, qui permettent de douter de soi et d’évaluer d’un œil neuf les valeurs et croyances inculquées par l’éducation et les médias.

Pour poursuivre

Voici une courte sélection d’articles pour prolonger la réflexion :