Je suis toujours dans la pièce d’à-côté

Et parfois un peu dans celle où je suis

Quelle journée étrange, quelle journée étrange…

Après avoir hiberné en plein été pendant plus d’une semaine parce que je me suis fait rattrapé par un sale virus qui court pas mal ces derniers temps, j’ai vécu une étrange journée.

De la fièvre, de manière immodérée, m’a contraint à limiter mes efforts à monter l’escalier pour rejoindre mon lit, et même là, je me sentais essoufflé, nauséeux et sujet à des vertiges. J’ai tellement dormi que j’aurais pu me laisser aller à me laisser pousser des moustaches et des coussinets, en droit d’attendre qu’on me grattouille le ventre, mais rien de tout cela ne s’est produit, j’étais simplement allongé sur ma couette, transpirant comme un prisonnier en train de casser des cailloux en Louisiane, les cheveux collés au front par la sueur et je rêvais de sorbetières qui tournaient à plein régime sous un soleil de plomb, de fleurs de frangipanier qu’on essayait de me fourrer dans les narines et de Jean-Luc Mélenchon déguisé en ballerine. Bref, des délires de fièvre, des crises d’angoisse aussi quand je me suis aperçu que j’avais perdu l’odorat. Peut-être pour toujours, allez savoir. Parfois, je me réveillais avec la sensation étrange que quelque chose gouttait sur ma main. Ce n’était que le contenu de mon nez qui était en train de fuir sous forme de goutte à goutte… Je crois que je n’ai jamais vécu un truc aussi bizarre en étant malade.

Récit au présent :

Alors on se prend à vouloir sortir de sa propre torpeur en se disant qu’on va faire des trucs, vider le lave-vaisselle, allumer le barbecue pour faire griller quatre gambas ou descendre le linge pour le mettre à laver. Problème, tout me demande un effort surhumain, le moindre déplacement m’occasionne une suée et le souffle court, je finis la tête sur le plan de travail à me demander si tout cela va s’arrêter. Comme je suis un garçon, je vais certainement mourir bientôt… et en souffrant tant qu’à faire. Donc je ne suis bon à rien.

Je prends un bouquin parce que je ne suis pas vraiment bon à quoi que ce soit d’autre et au bout de quatre paragraphes, je ne sais même plus ce que j’ai lu. Je recommence mais rien, ça ne sert à rien, je n’imprime pas. Je reprends, et je lis cinq paragraphes. A ce rythme j’aurais fini le bouquin à Noël. Mon cerveau est en train de fuir par un orifice dont l’anatomie n’a pas l’expérience, il se transforme en porridge. Un truc inutile.

Alors voilà, cette journée de retour au travail a été étrange. Elle a commencé étrangement par un conciliabule improvisé. Puis j’ai pris ma voiture pour me rendre à la librairie la 23ème marche à Auvers-sur-Oise pour récupérer une commande. Sur le chemin du retour, je sentais que mon embrayage montrait des signes de faiblesse et que quelque chose allait finir par céder. Arrivé dans une côte où je devais laisser la priorité, je n’ai pas pu repartir, impossible de passer la première, impossible de redémarrer. Très calmement, j’ai appelé mon assurance pour qu’on vienne me dépanner. J’ai attendu longtemps assis sur un potelet en regardant la voiture inanimée en plein milieu de la route, un peu perplexe et désabusé. La seule personne qui s’est arrêtée pour me demander si j’avais besoin d’aide, c’est une toute petite femme dans une toute petite voiture qui n’aurait même pas pu m’aider à pousser la voiture dans la côte, mais j’ai trouvé ça vraiment touchant.

Une fois la voiture sur le plateau (j’ai rassemblé quelques affaires dans un vieux sac plastique trouvé dans le faux coffre, mes papiers, mon bouquin, mes clefs), j’ai rappelé l’assurance pour qu’on m’envoie un taxi et comme je n’avais toujours pas déjeuné, je me suis rendu dans une petite supérette pour me prendre un sandwich et un soda particulièrement sucré. Un type édenté m’a servi un sourire que j’aurais préféré ne pas voir lorsque je suis sorti. Tout en tentant d’ouvrir le cellophane du sandwich, je me suis assis sur une grosse pierre. Le type au sourire édenté est venu s’asseoir sur une autre pierre. Il avait acheté une bière et, chose qui ne m’avait pas sauté aux yeux (parce que je n’en avais pas grand-chose à faire), j’ai fini par comprendre qu’il était alcoolisé. Surtout quand il s’est mis à beugler des insultes racistes tout en buvant sa bière. Moi, imperturbable, j’avalais les bouchées de mon sandwich, lunettes de soleil vissées sur le nez, et lorsque je me regardais, sans ma voiture, bloqué dans un virage au pied d’un petite centre commercial avec mon sac plastique au pied et ma cannette à la main, je ne me suis pas senti tellement différent de l’homme. La différence, c’est que je ne beuglais pas des insultes racistes et que je n’avais trois grammes d’alcool dans le sang. En réalité, il ne me dérangeait pas. Je ne faisais que regarder les passants en assouvissant le seul instinct qu’il m’est difficile de ne pas combler ; la faim.

J’ai attendu longtemps, en regardant les gens passer. Aucun n’avait quoi que ce soit de particulier. C’était simplement des passants. Le chauffeur de taxi qui m’a accompagné était très gentil. Très bavard et très gentil. Je lui ai tenu gentiment compagnie.

Étrangement, j’ai l’impression d’avoir passé ma journée en n’étant pas tout à fait là, pas tout à fait présent à moi-même. Ce qui n’était pas forcément désagréable, mais je n’étais pas vraiment là…

C’est peut-être cela qui voulait dire Fernando Pessoa quand il disait : « Je suis toujours dans la pièce d’à-côté »…

Photo by Carl Nenzen Loven on Unsplash