L’heritage (moral) du petit requin


Je l’ai déjà dit, notre maison attire beaucoup de monde dans le village. Ce n’est ni la plus grande, ni la plus ancienne pourtant, loin de là. Mais elle a abrité un maire, également docteur et avant lui un autre docteur qui plus est héros local de la résistance et qui avait un requin domestique. Ça crée un certain folklore. On découvre peu à peu que notre maison si banale a une place dans les légendes villageoises, on nous prête un tunnel, des passages secrets, des trésors cachés et un niveau en dessous de la cave.

L’heritage (moral) du petit requin

Les travaux de rénovation continuent et on en apprend plus sur cette cave qui suscite autant les passions. Ou moins d’ailleurs, parce que le mystère s’épaissit. Le niveau sous la cave est confirmée par une ingénieure des sols qui est formelle. On a même trouvé l’entrée murée de l’escalier qui y descendait au détour d’un couloir (la grande majorité de la cave est accessible, il y a plusieurs pièces et on y stocke notre bazar). Ce n’est pas si bizarre que ça, les maisons anciennes dans le coin avaient parfois plusieurs niveaux de cave creusés dans la roche. Ils servaient de garde-manger et de refuge lors des guerres incessantes dans la région. On sait maintenant que la pièce condamnée sous le bureau a été murée de l’intérieur et qu’elle s’étend sous l’entrée. Bref, une partie au moins des légendes locales s’avère vraie. Prochaine étape, imminente: soulever la dalle de ciment encastrée dans le parquet du bureau pour aller voir un peu. Marichéri a investi dans une mini caméra qui sert d’habitude à explorer des canalisation. On s’est renseigné pour louer le bon type de détecteur de métaux …enfin bref, on cherche, mais on reste assez perplexe devant l’enthousiasme local. Franchement, c’est une maison comme il y en a des centaine et des centaines dans les villages alentours. Elle n’est même pas si ancienne (elle date d’entre 1886 et 1911, les archives ont brûlé), ni imposante. C’est juste une maison du Nord…

C’est hier que j’ai un peu mieux compris. On est dans un village. Le maire, c’était quelqu’un, le docteur aussi, qui plus est le docteur des mines. Tout le monde y passait. Sans compter que la deuxième guerre mondiale est encore très (trop?) présente dans la mémoire collective. Les pauvres gens dont les arrières grands parents ont eu le malheur de faire du marché noir ou de collaborer sont encore considérés d’un mauvais œil, comme si ils y pouvaient quelque chose! L’aura de notre docteur résistant perdure donc. Hier, un monsieur charmant et très âgé a tenu à venir me voir quand il a compris où j’habite. Il m’a pris les mains, tout ému, pour m’expliquer que notre lointain prédécesseur lui a sauvé la vie quand il était enfant. Il était fils de mineur, et notre docteur au petit requin l’a soigné de je ne sais plus quelle maladie infantile grave à l’époque. Il m’a expliqué, au bord des larmes, que le docteur se déplaçait même pour lui faire une piqûre tous les jours…j’étais extrêmement touchée, certes, mais surtout très gênée. Cette sortie a entraîné d’autres témoignages de gens très âgés qui pourraient être mes grands parents, sur la générosité et la bienveillance de ce docteur, ce qui était, selon eux, rare pour un docteur des mines. Ce docteur n’a pas eu d’enfant, il venait de Belgique et il est parti peu après la guerre. Il n’a laissé aucune famille ni aucune trace dans le village, juste des souvenirs et une rue à son nom. Alors les gens se sont attachés à sa maison à défaut d’autre chose. Pour ce si vieux monsieur presque centenaire, alors que je n’ai strictement aucun lien avec son docteur et que j’ai acheté sa maison par hasard, j’en suis un peu l’héritière. C’est très, très bizarre. J’étais affreusement gênée.

J’ai été toute bouleversée par cette rencontre. J’ai d’un coup l’impression que vivre dans notre maison entraîne une certaine obligation morale. Il ne suffit pas de la rénover, pour y habiter correctement, il faut aussi s’impliquer dans la vie locale…pour une asociale comme moi, c’est pas gagné!