Cuisine vietnamienne et son origine (part 3)

Publié le 26 janvier 2018 par Van Thai Nguyen

Apport culinaire de la colonisation française (1886 – 1954)

Malgré une domination beaucoup plus courte que celle chinoise, les Français ont laissé des empreintes profondes dans la cuisine vietnamienne. Même si le colonialisme fut boycotté par le régime communiste, les dirigeants ont compris l’importance de maintenir le syncrétisme harmonieux entre l’influence étrangère et l’identité nationale. Pour se détacher de l’emprise chinoise, les chefs d’État vietnamiens ont toujours cherché à incorporer des éléments issus d’autres cultures dans la leur. Ainsi, la France a joué le rôle déterminant dans le façonnement du Vietnam moderne à plusieurs niveaux : constitutionnel, éducatif, médical, juridique, linguistique, architectural et culinaire. L’influence française dans la cuisine vietnamienne est fruit du processus «du haut en bas», une influence qui commence par l’élite puis elle se démocratise et s’infuse dans le mode de vie des Vietnamiens. Contrairement à l’implantation administrative qui s’est faite par la force, l’apport culinaire de la France est venu naturellement et graduellement

À partir des années 1910, la France s’est intéressée véritablement au Vietnam en tant qu’économie stratégique en Asie. Le gouvernement colonial a mis en place un système industriel un peu partout. C’est dans cette période que les Français ont introduit les plantations de café, de caoutchouc, de vin, des mines de charbon, des usines de textiles, des ateliers de riz, etc. Pour répondre au besoin des colons qui avaient le mal du pays, on a aussi importé de nombreux ingrédients de cuisine tels que : asperges, pommes de terre, chou-fleur, oignons, carottes, tomates, etc .

Par intermédiaire des marchés, les Vietnamiens sont en contact avec des légumes “extotiques” venus de France ou d’ailleurs dans le monde

Dans un premier temps, toute la consommation était exclusivement réservée à la communauté française. Cependant, au fur et à mesure du développement économique et de la gestion administrative, une poignée de colons ne suffit plus. Du coup, il faut se faire épauler par les locaux. Les Français ont décidé de former et de recruter des employés vietnamiens. Ce croisement politico-culturel a favorisé l’émergence de la classe intellectuelle et de la bourgeoisie vietnamiennes. Avec enthousiasme, ces nouveaux Vietnamiens ont découvert la cuisine française sur place et ont rapidement adopté de nouvelles habitudes alimentaires. C’est via ce processus que les Vietnamiens ont connu les légumes d’origine européenne puis ces mêmes légumes sont intégrés dans la cuisine vietnamienne plus tard.  Selon certains experts, les légumes importés de l’époque coloniale représentent 30% des ingrédients dans les repas quotidiens au Vietnam. En terme de vocabulaire, les Vietnamiens ajoutent souvent le mot Tây, «occidental ou français», pour désigner les espèces de légumes d’origine européenne. Pour voir plus clairement le mélange terminologique subtil, je vous invite à visualiser la vidéo Youtube sur le français dans la cuisine vietnamienne.

le boeuf ne fait pas partie de la tradition vietnamienne jusqu’à la colonisation francaise. Aujourd’hui, les Vietnamiens sont parmis les plus gros consommateurs de viande bovine au monde. Le boeuf sauté au céleri est un plat très répandu au pays

A part des légumes, la colonisation française a aussi modifié la consommation de viande au Vietnam. Avant l’arrivée des Français, le boeuf n’était pas répandu dans la cuisine vietnamienne. Dans un pays profondément agricole, les paysans s’appuient sur les vaches et les buffles d’eau comme outil de travail pour labourer les rizières. Du coup, ils ne mangeaient pas de boeuf, à l’exception des festivals. Les soldats français sont les gros mangeurs de viande bovine. Pour nourrir ces «poilus» gourmands, il a fallu mettre en place des élevages bovins ainsi que des abattoirs. Donc il faut plus d’un siècle pour que le boeuf fasse partie des recettes vietnamiennes. Le meilleur exemple est phở bò, la soupe au boeuf. Pour avoir une idée de l’héritage français dans la cuisine vietnamienne, vous pouvez consulter la liste des plats franco-vietnamiens.

Les Vietnamiens sont les seuls Asiatiques à adopter la culture du café à la parisienne. Ils considèrent le café en tant qu’espace de rencontre

Pour consolider la position en Asie du Sud-Est, la France a besoin d’un appareil administratif efficace. C’est pourquoi on a choisi Saïgon et Hanoi comme siège colonial. Si Saïgon était la capitale de la Cochinchine, Hanoï était la capitale de toute la confédération indochinoise. La vie à la parisienne se sent clairement à travers les avenues ombragées, les bâtisses coloniales, l’opéra, le cinéma, le théâtre et les cafés. Les fonctionnaires vietnamiens furent les premiers à être en contact avec la culture du café. Par la suite, la classe intellectuelle s’est créée vers les années 1930 et le café noir est devenu la boisson de référence pour les citadins instruits. Dans un autre article dédié à la tradition du café, vous allez voir que le Vietnam est le seul pays en Asie à posséder cette influence française si visible. Malgré le temps, les Vietnamiens (surtout les Hanoïens) continuent à utiliser les vieilles techniques d’époque avec un filtre métallique. On peut dire que la culture du café a une place légitime dans la cuisine vietnamienne.

Pareil que le café, le pain fait partie intégrale de la cuisine française. En même temps que les autres ingrédients, les Français ont introduit le pain au Vietnam  pour subvenir au besoin alimentaire des fonctionnaires et de l’armée. Le mariage culturel franco-vietnamien a donné naissance au fameux Bánh Mì, qui dérive du «pain de mie». Encore une fois, vous trouverez un autre article entièrement consacré à la tradition du Bánh Mì au Vietnam.

Dans cette partie préliminaire de la cuisine vietnamienne, j’essaie de faire une synthèse sur l’influence de la culture française à travers trois dimensions : ingrédients, linguistique, et habitude alimentaire. Vous allez voir dans mes différents articles, même si les Français ont introduit la culture du café, le pain, la pâtisserie, les Vietnamiens ont su les vietnamiser et forger leur propre culture culinaire.

Austérité dans la cuisine vietnamienne pendant les guerres (1945 – 1988)

A vrai dire, c’est une véritable période noire dans la tradition culinaire du Vietnam. Le pays a traversé plusieurs guerres successives : guerre d’Indochine, guerre américaine, conflit contre les Khmers Rouges, guerre sino-vietnamienne. La guerre entraîne souvent la famine. Par conséquent, c’est difficile pour une culture culinaire quelconque de s’émanciper vers l’art de la table. Le peuple vietnamien a dû se serrer la ceinture pour nourrir les soldats. Cependant, la guerre n’est pas le seul facteur qui explique l’austérité de la cuisine vietnamienne.

La guerre oblige le peuple vietnamien à se serrer la ceinture pour nourrir l’armée.

Le régime communiste y contribue quelque chose. Suite à la guerre américaine, le Vietnam s’est plongé davantage dans la crise sociale à cause de l’économie subventionnée à la soviétique. Pour la plupart des Vietnamiens de l’époque, on mangeait pour survivre. «Bien manger» était un luxe. Tous les acquis de la cuisine vietnamienne ont subi un fort déclin, car personne n’osait manger à la manière de l’avant guerre (c’est-à-dire avant 1945).

l’économie subventionnée des années 1970 veut une répartition équitable de richesse. Du coup, tout le monde doit faire la queue devant les points de distribution pour récupérer des denrées alimentaires. Pas de surplus pour inventer la cuisine

Le seul fait marquant de cette phase est lié à la période de l’après-guerre américaine (1975-1988). Le Vietnam a sombré dans la misère. À cause de l’embargo américain et l’isolement diplomatique vis-à-vis du monde occidental, c’était pratiquement l’autarcie agricole. Le peuple vietnamien a dû persévérer face au régime Bao Câp, «économie subventionnée» en vietnamien. Munis des tickets de rationnement, les foyers se ruaient vers les points de distribution d’État pour recevoir une quantité fixe d’aliments. C’était largement insuffisant pour nourrir les bouches.

C’est dans une telle situation que les Vietnamiens ont dû développer la créativité pour créer des plats en fonction des moyens modestes. Malgré la simplicité, ces plats sont étonnamment délicieux. Malheureusement, il nous reste peu de traces tangibles de cette période, car la plupart des Vietnamiens souhaitent oublier ce passage historique douloureux. La cuisine vietnamienne de cette période est trop marquée par pauvreté. Pour plus de renseignements sur cette période oubliée, vous pouvez consulter mon article rédigé pour le site Intervalle Espace Patrimoine   

Renouveau de la cuisine vietnamienne (1994 – ?)

Pourquoi j’ai choisi 1994 comme le début  de cette phase? Parce que c’est la fin de l’embargo américain. L’accord signé par l’administration de Bill Clinton a permis au Vietnam ne nouer à nouveau le lien diplomatique et économique avec le monde extérieur. Le Vietnam a successivement intégré de différents blocs commerciaux tels que ASEAN et OMC. Le pays s’oriente vers la modernité et la cuisine vietnamienne évolue aussi. Une fois que les conditions de vie s’améliorent, les Vietnamiens commencent à considérer sérieusement les habitudes alimentaires. On reprend le socle existant de la tradition culinaire, y compris l’apport de la colonisation française puis on ajoute de nouvelles touches. C’est vraiment à partir de 1994 que la cuisine vietnamienne prend la forme la plus proche de ce qu’on connait aujourd’hui. Dans les chapitres suivants, je vais régulièrement revenir à cette notion de 1994 pour expliquer l’origine de la table vietnamienne contemporaine.

Dans l’ère de mondialisation, les Vietnamiens adoptent volontiers les tendances d’ailleurs comme Mc Donald, KFC, Burger King. On repère facilement les Starbucks, Domino’s, et aussi les chaînes nippo-coréennes comme Loteria et BBQ. Les chaînes de distribution poussent comme les champignons dans les grandes villes, ce qui modifient le comportement d’achat des citadins. Ainsi, les épiceries traditionnelles côtoient les grands magasins.

malgré la modernité, les Vietnamiens accordent beaucoup d’importance à la fraicheur des aliments. Ils maintiennent l’habitude de faire les courses tous les jours dans les épiceries du quartier ou faire appel à des vendeuses ambulantes

Cependant, forte de sa tradition millénaire, la cuisine vietnamienne prend toujours la place dominante dans le quotidien des foyers. Si notre cuisine arrive à résister face à la percée de la restauration rapide, c’est parce que la cuisine vietnamienne est notre identité.  Elle reflète nos valeurs sociales et familiales. Le jour où Mc Donald remplace nos repas quotidiens, c’est le jour où les Vietnamiens perdent complètement leur identité culturelle. Il est très peu probable que cela se produise. On dit souvent que les Vietnamiens sont les guerriers dans la défense de leur patrie. Alors, nous sommes aussi les guerriers dans la préservation de notre tradition culinaire.

Pour conclure ce chapitre, je cite la fameuse phrase de Winston Churchill : «Un peuple qui oublie son passé n’a pas d’avenir». La cuisine vietnamienne est aussi riche que son passé mouvementé. Comprendre le passé historique vous permet de comprendre la table vietnamienne du présent et du futur.