A scene in rural England, episode II


Je crois que j’ai déjà parlé quelquefois d’une petite mamie que je croise plusieurs jours par semaine à l’arrêt de bus sur le chemin de l’école. Elle s’est prise de passion pour WizzBoy et on discute météo pendant 10 minutes à chaque fois. Les autres mamans qui lui passent à côté l’ignorent, alors qu’elle est très sympathique. Elle a toute sa tête elle, (pas comme celle qui avait sauté dans le fossé pour fuir le vicaire, je l’ai raconté dans l’épisode I), elle est charmante et surannée. Lors des dernières élections législatives, elle s’affichait fièrement avec une énorme rosette, ces espèces de macarons de tissu aux couleurs des partis politiques. Elle se tenait aussi droite que possible, presque avec défiance à son arrêt de bus. Dans un village qui a réélu triomphalement une députée brexiteuse, cette très vieille dame digne narguait les passants en affichant bien son énorme rosette, aux couleurs de l’opposition. Elle savait visiblement très bien ce qu’elle faisait, c’était pour les provoquer. J’ai trouvé sa rébellion extrêmement sympathique. 

A scene in rural England, episode II
Comme d’habitude, elle attendait, toute rabougrie, toute frêle mais fière à l’arrêt de bus. Elle m’a fait signe de loin, dès que j’ai tourné le coin de la rue.  On va encore parler météo, elle va prendre des nouvelles de WizzBoy à la Big school…sauf que non. Elle pleurait, en silence, dignement. Elle m’est tombée dans les bras, au milieu de l’indifférence des autres mamans qui rentraient aussi de l’école (il n’y a qu’une rue pour y aller). Elle a essayé de se redresser, mais elle n’y arrivait pas. Elle m’a expliqué qu’elle vient de perdre son fils, le petit dernier qui avait tout juste 70 ans. Elle m’a parlé de lui quand il était enfant et qu’il voulait être astronome. Elle m’a dit qu’une maman ne devrait pas voir ses enfants partir. Et puis, elle a essayé de se reprendre, de parler météo. Mais elle n’a pas réussi. Alors elle m’a raconté un peu de sa vie, dans sa jeunesse. Je savais déjà qu’elle a grandi dans le Somerset qui lui manque. Elle m’a appris qu’elle a dû arrêter l’école très tôt, pour s’occuper de ses petites sœurs quand son père est mort en 1930 et que sa mère travaillait à l’usine. Et c’était dur pour une femme à l’époque, sa mère était une pionnière, une féministe! Elle m’a parlé de son mari et de leur vie à Londres pendant la guerre…elle m’a dit sa joie quand elle voit ses arrières petits enfants. Il y en a un qui a l’âge de WizzBoy.  Le bus est arrivé. Le chauffeur a eu la gentillesse d’attendre qu’elle se reprenne un peu, s’essuie les yeux. Elle est montée en me disant à demain. 

J’espère que ça l’aura un peu soulagée de me parler. Elle a raison, il n’y a pas de mot pour une maman qui vient de perdre son enfant, ce n’est pas une question d’âge. J’ai hésité à vous parler de tout ça, ça n’est pas très intéressant. Mais j’ai été très émue par cette si vieille dame toute frêle qui défie encore ses voisins avec ses opinions politiques, qui parle féminisme, qui est toujours impeccable avec un trait hésitant de rouge à lèvres, qui n’a pas peur de parler à une étrangère, malgré mon accent, qui reste aussi digne et british old school dans son deuil. Je suis sûre qu’elle serait la première à trouver sa vie banale, perdue au fin fond de son village de l’Essex. Et pourtant, je la trouve extraordinaire, pas seulement parce qu’elle a traversé un siècle d’histoire. Mais par sa détermination si anglaise, son caractère qui transparaît très bien sous sa rosette. Je sais que demain, elle ne me parlera que de météo. Keep your upper lip stiff et tout ce genre de chose. Je ne peux pas lui poser de question, ça ne se fait pas, ça la générait horriblement. Pourtant, j’aimerais beaucoup pouvoir raconter sa vie. Cette petite mamie à l’arrêt de bus est mon héroïne dans le village, elle mériterait un roman.