Chronique des jours à rebours

Il n’y a pas de vérité. Pas de bonheur, pas de bons sentiments. Pas non plus de mots figés dans le temps, pas plus qu’il n’y a de secrets qui ne méritent d’être révélés. Il n’y a que le temps qui passe dans la douceur, dans l’extrême fluidité des jours et des nuits qui se succèdent, des heures sans charmes parfois, des heures chaudes sans aucun doute. Terrassé par une fatigue sans nom, venue des tréfonds de mon âme, j’ai dû me recoucher trois heures après m’être levé, lavé, après avoir déjeuné sur le pouce, comme si finalement ce n’était pas le bon moment, malgré un soleil déjà haut et chaud. Quelques minutes à me promener sur les trottoirs déserts où flottait l’odeur sucrée des fleurs des magnolias, et déjà j’étais embarrassé par mon ombre allongée sur le bitume. Dans ma grande chambre toute blanche, je n’ai pas fait autre chose que plonger dans les draps à nouveau, tout habillé, déjà rasé. Fenêtre ouverte, le grand rideau de velours blanc tiré sur l’ouverture que le vent frais gonflait comme un voile de bateau, à plat-ventre et à rebours, tête aux pieds comme toujours, j’ai entamé la grande sieste, celle que je n’avais eu l’occasion de jouer, même pas dans les plus grandes salles de Broadway… J’y ai rêvé d’une femme très belle, une femme qui me plaît, au visage rond et aux cheveux blonds très longs, un sourire qui lui faisait plisser les yeux, sans savoir réellement qui elle était (ou alors ne voulais-je pas me l’avouer), je l’ai embrassée dans mes songes. Enroulé dans ma couette, malgré l’air qui circulait, je me suis réveillé plusieurs fois en sueur dans mes vêtements, l’esprit ailleurs, pas vraiment ici mais pas vraiment là-bas non plus. Tout était agréable dans cette journée, la température, le mal-être et la fatigue qui se transforment comme par magie après une sieste de quatre heures environ, la douche fraîche et remettre des vêtements propres sur ma peau encore mouillée, juste un tee-shirt et un jean à même la peau, rien de superflu, et puis le vent chaud sur la peau, dans les cheveux, les yeux fermés par le soleil, et puis après les longues heures passées au jardin à mettre les mains dans la terre, salissant mes jeans et mon visage en essuyant la sueur coulant sur mon front de mes doigts brunis par la tourbe. Je ne fais rien, je ne créé rien, je ne fais que suivre, me remplir, absorber le monde, de temps en temps je me frotte avec une huile sèche chinoise, parfumée au camphre, lorsqu’un moustique reste trop longtemps sur ma peau, au point que j’ai réussi à comprendre quelle en était sa vertu ; à la sensation désagréable de la piqûre, on applique une autre sensation beaucoup plus fraîche, pas forcément dérangeante, mais toute autre ; c’est écrit en chinois sur la bouteille orange, elle gardera son secret jusqu’à ce que quelqu’un en révèle les mystères. Alors je suis allé me racheter un grand cahier noir à petits carreaux, une peau de taupe souple, et puis aucun livre, et puis si en fait, sans que j’arrive à me rappeler si je les avais déjà, mais ce n’est pas bien grave, si je les ai en double ou en triple, je les donnerai à ceux qui le méritent, s’ils en veulent. Oasis interdites et La voie cruelle d’Ella Maillart, ainsi que Hiver au Proche-Orient d’Annemarie Schwarzenbach. De mon côté, ce matin, je continue à lire tout doucement les pages sucrées de Au pays des Sherpas, de la même Maillart, un livre carré aux pages épaisses et lisses, un beau livre où les photos de l’auteure sont concentrées à la fin.

Dans cette région de Khumbu, tous les sommets sont sacrés. Le plus haut du monde « Déesse Mère des Vents » — ou « Mère des Terres », selon le passeport octroyé par le Dalaï-Lama en 1921 — était considéré comme inviolable. Ce Tchomolungma, nous l’avons baptisé Everest, du nom d’un chef de bureau cartographique, nom qui par chance veut dire « repos éternel », ce qui est certes préférable à quantité d’autres nom anglais.

Ella Maillart, Au pays des Sherpas
Editions Zoé

Il fait déjà chaud, déjà beau. La journée risque d’être très chaude, mais j’ai laissé la fatigue derrière moi, résultante d’un trop plein d’émotions. Ça aussi ça se contrôle, ça se maîtrise, j’ai la main dessus, il suffit de fermer les vannes, il suffit de le vouloir. Je m’arque-boute facilement sur des choses sans importances, alors le reste, hein… Alors je ne ferai pas de sieste, sauf si les circonstances l’imposent. J’ai un rapport tendre avec la sieste, des siestes qui se transforment vite en secondes nuits dans la journée.

Photo d’en-tête © Eran Sandler