« Tu n’as pas été en Afghanistan ? »

Nicolas Bouvier L'usage du monde Edition originale 1963 Nicolas Bouvier L’usage du monde Edition originale 1963


Voyager dans les livres

Un ami, lecteur attentif de mon blog, me posait la question il y a quelques jours. Confus, dépité, je me voyais contraint de lui avouer que non, je n’ai jamais été en Afghanistan. Et aujourd’hui, je réalise que je n’irai certainement jamais en Afghanistan. Trop tard. L’équation entre le solde de mon potentiel de capacité au voyage et la situation politico-militaire de la région donne un résultat négatif. Et pourtant, il y a quelques jours encore, sur les cartes, je tournais autour du pays, imaginant des approches sur ses marges. Mais ce matin, j’apprends aux informations que les USA ont largué MOAB – Mother Of All Bombs, « la plus puissante bombe non-nucléaire » jamais employée, sur des montagnes au nord-est de l’Afghanistan, sur un fief de ISIS-Daech. La tension ne peut que monter, et les risques augmenter. Je n’ai jamais été dans des pays en guerre ouverte, jamais pris de risques sans rapport avec le seul intérêt du voyage, ce n’est pas le moment de commencer. Région off limit, définitivement pour moi. L’Afghanistan est infréquentable au voyageur prudent depuis assez longtemps. Par contre ses marges au nord, les dernières extensions des Himalaya, attirent par leurs paysages. Montagnes de la démesure, cernées d’immenses et arides plateaux. Espace, nature, solitude, fascinant, autant qu’effrayant, spectacle :

« (…) Or le spectacle de ces espaces infinis m’effraie. (…) Ce qui s’étale devant mes yeux : le chaos, le relief, les saillies s’étend sur des milliers de kilomètres sans interruption, jusqu’à la fin des montagnes; très loin au bord des dépressions de l’Asie centrale (…)
Alexandre Poussin, in : Alexandre Poussin et Sylvain Tesson. La Marche dans le ciel. 5’000 kilomètres pieds à travers l’Himalaya. Laffont, Paris. 1998.

L’un des avantages de la région de Genève, c’est sa forte communauté internationale. Dans et autour de cette très modeste cité, plusieurs dizaines de milliers de diplomates, fonctionnaires internationaux, experts, négociants et financiers (le lecteur relèvera l’ordre délibéré dans lequel je cite ces fonctions) évoluent pour tenter d’harmoniser le monde – avec des succès pour le moins relatifs. Je me suis fait un ami, client du salon de coiffure que je fréquente; il est du Tadjikistan. Et il y a aussi un résident de mon village, originaire du Pakistan, haut fonctionnaire international. Ces connaissances auraient été susceptibles de m’aider à organiser quelques voyageries entre Pamir et Hindu Kouch.

32e Festival du film de montagne de Trento, Italie, 1984. Membre du jury, je visionne, à satiété, des films de montagne. Ce que je retiendrai surtout de la manifestation ce sont les tirages photographiques exposés venant du Museo della Montagna de Turin. Essentiellement des œuvres de Vittorio Sella (1859-1943, voir : Raffaella M., Ceccopieri F. Dal Caucaso al Himalaya 1889 – 1909. Vittorio Sella, fotografo, alpinista, esploratore. Milano, Touring Club Italiano, 1981). De grands formats de vues du Glacier du Baltoro, entre autres, sont fascinants. La confluence des glaciers du Baltoro et Godwin-Austen est l’un des sites les plus spectaculaires du monde. Il a été nommé Concordia, en référence au site homonyme des Alpes bernoises; l’échelle est tout autre. Au centre du Karakoram, Baltistan, Pakistan. J’aurais tant voulu aller là-bas, d’autant que l’accès est relativement aisé, pour des alpinistes amateurs. La consultation de la carte au 1:1 750 000 Central Asia (Gizi Map 2011) montre qu’en suivant la Karakorum Highway au Pakistan (l’une des Silk Roads que l’on réanime), en prenant la route au sud-est à partir de Pasu, on devrait atteindre les lieux en quelques jours de jeep puis de randonnée. Mais autre handicap, ce Gilgit Baltistan est l’objet d’un vieux contentieux frontalier entre l’Inde et le Pakistan. Et il faudrait peu pour que le conflit s’envenime, par les temps qui courent.

A Genève, nous avons deux grandes figures du Voyage et de sa relation, Ella Maillart et Nicolas Bouvier. Leurs écrits et leurs photographies ont fait références lors de nos premiers voyages. Sitôt mariés nous prenons la route en 2 CV Citroën. Mon beau-père s’en amuse, lui qui dit « voyager dans les livres ». Il me fait connaître l’Atlas du Times : The Times. Comprehensive Atlas of The World. Dédicace de l’ouvrage : To Her Majesty Queen Elisabeth II, The Times Comprehensive Atlas of the World is with her most gracious permission respectfully dedicated. Dès lors, la dernière édition est toujours ouverte sur le pupitre ad hoc que j’ai confectionné, pour consultation debout – Churchill écrivait debout. « L’usage du monde » de Nicolas Bouvier vient de paraître, l’édition originale fait partie du viatique. Ella Maillart est devenue une icône recluse dans son chalet des Alpes valaisannes, ses écrits des années 30 à 40 réédités, ses photographies progressivement exhumées. Figures emblématiques de l’écrit de voyage, voyageurs-écrivains, ou écrivains-voyageurs, le genre a fait florès. Il a son festival annuel, « Etonnants voyageurs » crée en 1990 par Michel le Bris (voir : Michel Le Bris. « Nous ne sommes pas d’ici. Autobiographie ». Grasset, Paris. 2009). On y délivre, parmi d’autres, un Prix Nicolas Bouvier. Le monde anglo-saxon n’est pas en reste, le Travel writing y est prolifique. Les Robert Byron, Bruce Chatwin, Patrick Leigh Fermor, Peter Fleming, Philip Glazbrook, Gavin Young, Redmond O’Hanlon, Colin Thubron, Evelyn Waugh, parmi d’autres évidemment, nous ont séduits, et embarqués dans des rêveries de voyages. Et hors temps hors lieux, de portée universelle, évidemment Albert Londres et Ryszard Kapùscinski.

Revenant à l’Afghanistan, et encore à un auteur britannique, c’est le palpitant : « Le retour d’un roi. La Bataille d’Afghanistan », de William Dalrymple (Noir sur Blanc. Paris. 2014) qui nous livre une synthèse vivante de cet indomptable pays. Fin de la quatrième de couverture : (…) Le retour d’un roi est le récit magistral de la première guerre d’Afghanistan, et la démonstration que les stratèges de notre époque n’en ont tiré aucune leçon…

Des auteurs français, Anne Nivat, Olivier Roy, Olivier Weber nous ont éclairés. Au chapitre de l’image, le travail de Zalmaï, Afghan exilé depuis les années 1980, évoluant entre New York et Lausanne : « Retour, Afghanistan ». Une forte exposition que l’on voit au BFM – Bâtiment des Forces Motrices à Genève en 2004, et un album édité par Aperture Foundation, le tout sous le patronage du UNHCR – United Nations High Commissioner for Refugees. Et puis l’intéressant essai de reportage mixte photo BD : »Le photographe ». Guibert, Lefèvre, Lemercier. 3 tomes. Aire Libre. Paris. 2003. Le sujet de fond est le clan Massoud. Massoud, le « Lion du Panchir », qui a représenté, un temps, un possible espoir de pacification de l’Afghanistan. C’est également le sujet du prenant : « Massoud l’Afghan ». Christophe de Ponfilly. Editions Arte. 1998-2001. L’ouvrage porte en bandeau : « Celui que l’Occident n’a pas écouté ».

Le Panchir, cet appendice nord-est de l’Afghanistan, sa région certainement la plus authentique par son éloignement des multiples influences subies par les autres parties de son territoire. Et ce Panchir, je pensais pouvoir m’en approcher, par le nord, au delà du Wakhan Corridor, ce mystérieux espace en cul-de-sac, cette « queue-de-poële » des géographes, qui vient buter contre la triple frontière Tadjikistan / Afghanistan / Chine. Frontière de tous temps, conçue au XIXe siècle par les Britanniques lors du Grand Jeu – et qui risque bien de reprendre son rôle dans le Grand Jeu 2.0 qui s’amorce, avec l’emprise croissante de la Chine sur les ressources naturelles, inexploitées, du Tadjikistan oriental.

Au Badakhshan tadjik, il y a une route qui longe la frontière afghane, suivant le fleuve Panj. Etroite vallée, dominée par des sommets de 6’000 mètres, dont, à l’aplomb de Langar, le plus élevé, 6’723 m., au nom charmant de Karl Marx – il n’y pas si longtemps, c’était ici l’URSS. Suivant cette route tortueuse, on a vue, sur l’autre rive, sur les derniers villages afghans du nord, eux-mêmes joignables de leur pays que par quelques rares cols vers les 4 à 5’000 mètres d’altitude. Plus loin, la route rejoint la mythique M41, la deuxième plus haute route du monde, qui se poursuit vers Och / Kirghizstan. Un branchement permet, en principe, de rallier Kashgar…Ella Maillart y était en 1935. Je m’égare. Sylvain Tesson l’a dit : (…) Tout homme penché sur une carte est en danger : la fièvre des départs couve, elle ne tardera pas à se déclarer. On devrait entourer les cartes de parapets (…). In : « Artistes de la carte. De la Renaissance au XXIe siècle ». Préface de Sylvain Tesson, p.7.

Pour nous, le point le plus proche de ce pays mythique, l’Afghanistan, aura été Termez, à la frontière ouzbek (voir « Fantasme de voyageur« ). Il faudrait un vrai miracle, Inch’Allah, pour que l’Afghanistan figure au carnet de voyages. En attendant, terminons la lecture de Jean-Pierre Perrin : Le djihad contre le rêve d’Alexandre. En Afghanistan, de 330 av. J.-C. à 2016. Seuil, Paris. 2017. Extrait de la quatrième de couverture :

Si la défait actuelle des armées occidentales en Afghanistan renvoie aux échecs des envahisseurs précédents, elle met également en pièces le rêve eurasien d’Alexandre le Grand. Ce rêve « si beau, perspicace, intemporel, généreux » selon Nicolas Bouvier, et qui bouleversa Malraux. (…) Jean-Pierre Perrin a parcouru l’Afghanistan dans les pas d’Alexandre le Grand (…) Comme dans la plupart de ses ouvrages, il fait résonner littérature et souvenirs, Histoire et géopolitique, passé et présent.

Et allons vite en librairie, faire le plein de livres. Quoi de plus rassurant qu’être au milieu de sa bibliothèque. Cocon intellectuel, dans ce monde cruel.

14 avril 2017 – Vendredi Saint des chrétiens.