Kara-buran, ouragan noir, terreur des caravanes de Taklamakan

La plupart de ceux qui y ont mis les pieds n’en sont jamais ressortis pour en parler. On les avait pourtant prévenus ; Taklamakan (ەكلىماكان قۇملۇقى en ouïghour) aurait plusieurs sens : lieu de ruines, endroit abandonné, on dit même que le mot lui-même signifie « entre, mais ne sort jamais »… Ce désert dont la majeure partie se trouve aujourd’hui dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang (Chine) est un des déserts les plus redoutables du monde. Certains de ceux qui s’y sont aventurés sont à ce jour en train de voir blanchir leur os sous la caresse d’un soleil redoutable, si toutefois ils n’ont pas déjà été absorbés par les sables.

Dans ce désert de mort souffle des vents catabatiques, c’est-à-dire gravitationnels, produits par la descente brusque d’une masse d’air froid le long d’une pente ; en l’occurrence, le désert est bordé au nord par la chaîne du Tian Shan, à l’ouest par le Pamir et au sud par la cordillère du Kun Lun, des chaînes de montagnes dont l’altitude culmine pour chacune à plus de 7500 mètres. On pourrait se dire que la seule porte à peu près praticable reste l’est, mais on n’y trouve que le désert de Lop et le Gobi… Autant dire que les environs ne sont pas les régions les plus hospitalières du monde…

Chez les Ouïghours qui sont les résidents historiques de cette région, rôde une légende selon laquelle les lieux seraient infestés d’esprits malins, mais selon les témoignages littéraires qu’on retrouve, il faudrait plutôt aller chercher du côté du Kara-Buran, cet ouragan noir maléfique que certains ont si bien décrits.

Sven Hedin, l’explorateur suédois, écrit ces quelques lignes lors de sa première expédition dans le désert (textes rassemblés dans l’ouvrage Dans les sables du Taklamakan aux éditions Nicolas Chaudun, 2011) :

Brusquement le soleil se voila et disparut dans une obscurité profonde.
… Une sensation de cataclysme imminent nous enveloppe. Au loin on entend un crépitement ; de minute en minute il se rapproche… Un coup de vent, puis une rafale terrible. Les arbres tordus par l’ouragan se brisent avec des craquements épouvantables. Pendant quelques instants c’est un fracas terrible. En même temps, des tourbillons de poussière nous aveuglent nous étouffent. Fouetté par le souffle irrésistible de la tourmente, le sable fuit sous nos pas ; on a comme une impression d’engloutissement.
La tempête ne dure que quelques heures ; le lendemain le ciel était cependant encore tellement chargé de poussière, que tout vue était masquée dans un faible rayon.

J’ai également retrouvé la trace de cette orgueilleuse bourrasque dans le magnifique livre de Peter Hopkirk, Foreign devils on the silk road (le titre français étant plus connoté autour de la question des vols d’antiquité, l’auteur ne l’a jamais validé). On reconnaît dans le mot kara-buran, la racine turque kara qui signifie “noir”. Le mot Buran (Бура́н), lui, désigne en russe la tempête de neige.

Dans son livre intitulé Trésors ensevelis du Turkestan chinois (Buried Treasures of Chinese Turkestan), Albert von Le Coq décrit le kara-buran, l’ouragan noir, terreur des caravanes : « Tout à coup, le ciel noircit… Peu après, la tempête éclate avec une effroyable violence et s’abat sur la caravane. D’énormes masses de sable mêlées de cailloux sont happées avec une force extraordinaire, tourbillonnent et se ruent sur l’homme et l’animal, l’obscurité s’accroît, et d’étranges bruits d’objets qui s’entrechoquent se confondent avec le mugissement et le hurlement de la tempête… Tout cela ressemble à une vision d’enfer… Tout voyageur pris dans une telle tempête doit, malgré la chaleur, s’envelopper entièrement de feutre pour éviter d’être blessé par les pierres qui s’abattent avec une force folle tout autour de lui. Les hommes et les cheveux doivent se coucher par terre et subir la violence de l’ouragan qui fait rage pendant plusieurs heures d’affilée. »

Peter Hopkirk, Bouddhas et rôdeurs sur la route de la soie, 1980

L’interprétation que le voyageur Xuanzang (玄奘) en fait dans ses récits de voyage est beaucoup moins factuelle et s’en tient à l’existence, avérée ou non et relayée par les voyageurs ouïghours, d’esprits maléfiques.

Hsuan-tsang, le grand voyageur chinois qui, au VIIè siècle, traversa le Taklamakan pour se rendre en Inde, décrit ces démons : « Lorsque ces vents se lèvent, hommes et bêtes perdent l’esprit et restent plantés là, totalement impuissants. On entend alors par moments des notes tristes et plaintives, des cris pitoyables, de telle sorte qu’entre les visions et les bruits du désert les hommes se sentent perdus et ne savent plus où aller. D’où le fait que tant de gens périssent au cours du voyage. Mais tout cela est l’œuvre des démons et des mauvais esprits. »

Peter Hopkirk, Bouddhas et rôdeurs sur la route de la soie, 1980

Photo d’en-tête © Mike Locke