Qui veut être un touriste ?

Qui veut être un touriste ?

« Nous ne cesserons pas d’explorer
Et la fin de toute notre exploration
Sera d’arriver à l’endroit d’où nous sommes partis
Et de connaître le lieu pour la première fois. »

T. S. Eliot, Quatre Quatuors

Récemment, deux compagnies du secteur aérospatial, Virgin Galactic, du multimillionnaire Richard Branson, et KosmoKurs, de l’entrepreneur russe Pavel Pouchkine, ont exposé leurs plans pour développer durant la prochaine décennie des services de voyage dans l’espace pour quiconque pourrait débourser 250 000 dollars. Les agences d’informations ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la définition de ce nouveau phénomène : « voyages spatiaux commerciaux » ou « tourisme spatial » ? Je crois que, dans le fond, elles ne parviennent pas à se décider parce que c’est un abîme qui sépare et différencie le voyageur spatial et le touriste spatial. Ou le voyageur et le touriste, tout court.

J’ai toujours vu les touristes et les voyageurs comme les grands protagonistes de La Route que je n’ai pas prise, le célèbre poème de Robert Frost, qui commence ainsi :

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Le capitaliste Mark Shuttleworth, deuxième touriste spatial de l’histoire : son séjour de presque 10 jours dans l’espace lui a coûté la modeste somme de 20 millions de dollars étasuniens

« Deux routes divergeaient dans un bois jaune ;
Triste de ne pouvoir les prendre toutes deux,
Et de n’être qu’un seul voyageur, j’en suivis
L’une aussi loin que je pus du regard
Jusqu’à sa courbe du sous-bois ».

Le poème s’achève ainsi :
« Deux routes divergeaient dans un bois ;
Quant à moi, j’ai suivi la moins fréquentée
Et c’est cela qui changea tout. »

Ce chemin que peu empruntent est celui que les voyageurs suivent avec une constance qui tourne à l’obsession. Pourquoi faire comme les autres ? Pourquoi aller où vont les autres ? Pourquoi vivre la vie qu’ont déjà vécu d’autres ? Pourquoi passer par où tout le monde est déjà passé, alors qu’il y a tant de nouveauté à découvrir ? (…) Une partie de ce qui le rend repoussant est que le touriste ne s’implique pas, ne participe pas, ne s’engage pas, ne recherche pas. C’est à grand peine qu’il consomme ce que d’autres présentent à ses yeux et à sa bouche. Le pire ? Celui qui pourvoit aux nécessités d’un touriste ne le fait pas avec une ardeur à bien faire ou dans le but qu’il achève son voyage en étant devenu un être meilleur. Il le fait parce qu’il est payé par quelqu’un pour amener le zombie susmentionné manger chez lui ou lui acheter l’artisanat qui sort de ses mains sans âme.

À l’inverse, le voyageur s’aventure parmi les saveurs exotiques et les lieux hors des sentiers battus. (…) [L]a différence entre un touriste et un voyageur est finalement claire : un touriste ne veut pas vraiment sortir du confort de sa maison. Il sort parce qu’on l’y oblige ou parce que quelqu’un lui a dit qu’il faut sortir et visiter telle ville/musée/monument X ou Y. Mais, à la vérité, il serait plus heureux dans sa routine quotidienne, sans modifier aucun schéma de vie et sans connaître rien de plus lointain que le supermarché qu’il connaît déjà ou la cantine où il va manger tous les jours, à l’heure qu’on lui impartit dans son travail inamovible.

Tourisme de Masse à Angkor, Cambodge

Tourisme de masse à Angkor, Cambodge

Peut-être est-ce justement cela qui m’inquiète tant quant aux voyages spatiaux dont je vous parlais initialement. Le voyage dans l’espace implique (impliquait) un esprit essentiellement aventurier, de recherche et d’exploration. Je crois que l’aventure consistant à marcher sur la Lune ou réaliser une promenade spatiale a débuté bien avant le décollage de la fusée, né d’une obsession d’enfant qui a mené un groupe d’individus à étudier et suivre un cursus universitaire afin d’atteindre à la conquête de l’espace. Ainsi donc, mettre cette expérience à la portée de n’importe qui en mesure de l’acheter amoindrit la valeur non seulement de l’expérience en général, mais également de l’effort de milliers de personnes qui ont contribué à ce qu’une telle chose devînt possible.

Je me souviens de la dernière livraison de Calvin & Hobbes, cette bande dessinée comique de Bill Watterson qui a incendié les esprits de notre génération, qui a grandi à la fin des années 80 et au début des années 90, Dans celle-ci, Calvin, un enfant hyperactif qui se fait accompagner partout par un tigre de peluche que lui seul voit comme un personnage vivant, fait une dernière invitation aux lecteurs, justement, à sortir après une grande chute de neige pour explorer.

Nous allons encore devoir attendre…

Ce texte, adapté de l’espagnol par Mikaël Faujour, est paru dans le magazine mexicain Revista del Consumidor (numéro de mars 2015). Nous le reproduisons ici, en français, avec l’aimable autorisation du magazine.