Cités-jardins : de la campagne anglaise à la banlieue de Paris

Par Romuald Le Peru @SwedishParrot

Ebenezer Howard

Le concept de cité-jardin nous vient de l’imagination fertile et de l’observation de la difficulté de mettre en place une politique sociale de l’urbaniste britannique Ebenezer Howard. L’homme part s’installer aux États-Unis et se confronte au milieu rural et agricole en travaillant dans les champs, puis à Chicago juste après le grand incendie de 1871, où il assiste à la reconstruction de l’espace urbain et où il fait la connaissance de Frederick Law Olmsted, un architecte paysagiste qui sera à l’origine de Central Park en plein cœur de New-York. Le véritable tournant de son histoire prend forme à son retour au Royaume-Uni ; en trouvant un emploi de rédacteur des rapports officiels du Parlement, il passe une grande partie de son temps à rédiger des rapports sur les comités et les commissions. Dans une Angleterre peu habituée à traiter la question du logement aussi bien que la question sociale, il se rend bien compte, depuis sa position, que le pays est bien mal en point pour traiter ces questions.

Ebenezer Howard est un pur produit de l’Angleterre victorienne, qui, contrairement aux idées reçues n’est pas une période d’obscurantisme intellectuel, ni de régression sociale et encore moins d’austérité. Bien au contraire, c’est une période – longue, Victoria règne pendant 63 ans – pendant laquelle l’Angleterre devient une des principales puissances industrielles du monde, appuyée par un empire colonial considérable. C’est l’avènement d’industries puissantes comme la sidérurgie et le textile, ainsi que du chemin de fer qui facilite les relations entre les grandes villes du nord et un Londres florissant. La machine à vapeur connait également son essor et tout le pays est traversé d’innovations importantes qui vont modifier de manière considérable et durable le paysage économique britannique, pour se propager non seulement au continent mais aussi aux pays colonisés ; le Canada prendra le train en marche.

Nous sommes donc en pleine révolution industrielle, révolution qui verra émerger des mouvements sociaux d’ampleur avec notamment le chartisme et la création des Trade Union Congress dans les années 1860 qui verra les syndicats s’installer durablement dans le paysage social. Par ailleurs, c’est une époque pendant laquelle se creusent les écarts entre les grandes villes et les campagnes, toujours très rurales et surtout très pauvres. Un exode massif vers les villes industrielles laissera le pays exsangue de ses travailleurs de la terre et ne fera qu’aggraver le problème des conditions de vie. Logements vétustes, voies de communication (routières et ferroviaires) quasiment inexistantes, désertification du personnel qualifié… L’exode va produire un effet étrange. Artificiellement gonflé par l’afflux de population, les villes vont vite connaître un problème de surpeuplement avec une densification de population à proximité des centres industriels. Il va sans dire que l’hygiène va devenir un problème conjoint à cette situation et de grandes épidémies, notamment de choléra, vont se déclencher parmi les populations dont les conditions de vie seront fortement dégradées par la faiblesse de l’approvisionnement en eau et de collecte des eaux usées.

Diagramme des trois aimants de Howard démontrant les avantages à investir la ville, la campagne ou la cité-jardin

C’est dans ce contexte qu’Howard va imaginer un nouveau mode de vie censé révolutionner la façon de vivre à la fois dans les campagnes et dans les villes. En prenant en considération les points évoqués ci-dessus, Howard va s’interroger sur la manière d’attirer les populations des villes en dehors des villes, les ramener à la campagne, mais également, fait intéressant, de maintenir les ruraux dans les campagnes. Le point de départ, c’est la rédaction de son livre en 1898, Tomorrow-. A peaceful path to real reform.[1] La manière dont il conçoit sa ville idéale qu’il appellera cité-jardin part du principe que ces villes ne pourraient exister que grâce à l’interaction des habitants entre eux et dont les intérêts seraient forcément communs ; elles ne pourraient vivre ensemble que dans l’autogestion et dans l’autofinancement. L’agencement de cette ville se fait de manière circulaire, ayant pour cœur un centre administratif et commercial, mais le grand avantage qu’Howard voyait à ces villes était de créer un microcosme regroupant toutes les qualités de la ville urbaine (centre industriels riches en emplois, vie sociale riche, culture, etc.) et de la vie rurale (air pur et proximité des centres de production de produits frais (élevage, agriculture, etc.), coût de la vie peu élevé) au même endroit.

 C’est dans ce contexte et à l’aide de ces idées neuves que les premières cités-jardins vont voir le jour, d’abord en Grande-Bretagne et par la suite en France et en Belgique principalement. Une de cités-jardins représentatives de la mise en œuvre des principes émis par Howard a été créée en 1903 tout près du petit village de Letchworth dans le Hertforshire sur un terrain de 16km² en pleine campagne. Nous sommes à 60 kilomètres d’un Londres alors en plein essor. La particularité de cette ville et le fait qu’on s’y attarde dans cet exposé sont conditionnés par la volonté de Howard d’être le réel instigateur de ce projet. Même si la conception en est confiée à Barker et Unwin, Howard en reste à la fois maître d’œuvre et maître d’ouvrage puisqu’il s’y installera jusqu’en 1921. Après des débuts chaotiques où les concepteurs ne respectent pas les principes voulus par Howard, la ville prend doucement son essor, trop doucement peut-être. L’objectif de Howard est de construire des villes ne dépassant pas 30 000 habitants pour éviter les travers des grandes villes, mais la population de Letchworth stagne et même si on assiste à une croissance de 1 à 3 entre 1911 et 1921, la ville n’abrite que la moitié des habitants prévus.

Plan de la cité-jardin de Letchworth

De plus, Howard se trouve face à un problème majeur : la ceinture de champs cultivables situés en périphérie de la ville limite de facto son expansion et ne peut être permise qu’en rognant sur les propriétés depuis longtemps acquises par les propriétaires terriens et au bénéfice d’expropriations qui vont à l’encontre des valeurs de Howard. D’autre part, les activités industrielles de moyenne importance créatrices d’emplois se voient vite supplantées par le développement de cette ère industrielle. Si la conception d’Howard est avant-gardiste, les progrès techniques vont plus vite encore et déjouent les plans du bienfaiteur. Comme on peut le voir en annexe sur la photo satellite représentant la ville d’aujourd’hui[2], le plan[3] n’est pas strict et laisse une certaine place à la fantaisie ; on est loin de quelque chose de symétrique puisque la construction de cette cité sur un espace libre permet à terme son expansion. A ce jour, on compte trois nouveaux lotissements qui sont venus étendre la ville. Letchworth compte aujourd’hui 33 000 habitants, c’est-à-dire pas tellement plus que la taille maximum voulue par Howard. Une des particularités, outre sa conception théorique, de cette cité-jardin, c’est l’avènement du pavillon individuel qui vise assez distinctement les classes moyennes, qu’Howard appelait un peu pudiquement « classes nouvelles », puisque ces pavillons devaient être pourvus d’un jardin et la densité maximum ne devait pas dépasser 60 maisons par hectare.

Si Letchworth est un point de départ dans l’histoire des cités-jardins, elle est tout de même loin de constituer un modèle social parfait. Comme on l’a vu, si tout est prévu pour que la ville se trouve gérée en autosuffisance, elle se trouve face à des difficultés structurelles liées à l’essor de son espace et à la viabilité des emplois qui assurent à ses habitants des trajets limités. Il y a fort à parier que le Letchworth d’aujourd’hui est une petite ville bien agréable entourée de cette campagne anglaise si douce que vantait Kipling, et que la ligne de chemin de fer interurbaine qui y passe est un atout majeur pour les travailleurs qui doivent se rendre à Londres. 60 kilomètres en train pour aller travailler tous les jours, ce n’est plus si intolérable que ça…
Le modèle de la cité-jardin, je le disais plus haut, s’exporte en France (particulièrement dans les grands centres urbains) et en Belgique. La définition que donne le Service de l’Inventaire Général du Patrimoine concernant la cité-jardin française est un « lotissement concerté, où les habitations et la voirie s’intègrent aux espaces verts publics ou privés, et destiné généralement […] à un usage social »[4] et l’on voit tout de suite que la direction que se donne la vocation de ces cités-jardins en France et en Angleterre n’est pas tout à fait la même. Si Howard peut-être qualifié de socialiste au travers de ses œuvres, la question qu’il porte est plutôt dirigée directement vers la question du logement plutôt que vers la question du social. En France, la création des cités-jardins est ouvertement dirigée vers le logement social. Les prémices des cités-jardins en France remontent à la volonté politique de Jules Siegfried (loi éponyme de 1894) de créer des habitations bon marché (ancêtres des habitations à loyer modéré) afin d’endiguer les problèmes récurrents de logement et c’est un peu plus tard qu’Henri Sellier, homme politique interventionniste qui prônera fortement l’implication de l’Etat dans les questions de logement et d’urbanisme, alors à la tête de l’OPHBM[5], s’emparera du problème et sera le véritable instigateur du mouvement, même si l’on considère que la première cité-jardin est celle de Dourges dans le nord et que les corons sont des modèles préfigurateurs (à ceci près qu’aucune infrastructure n’était prévue pour organiser la vie de ses habitants).

Asnières - cité-jardin des Grésillons

Sellier, alors président charismatique de l’OPHBM, fera alors construire entre 10 et 20 cités-jardins tout autour de Paris. Parmi les plus marquantes, on trouve celle de Stains (1676 logements), celle de Drancy (210 logements) et Asnières-sur-Seine (730 logements). Assurément, la plus impressionnante est la cité-jardin de Suresnes, dont Sellier est justement le maire. C’est une cité regroupant plus de 3000 logements après la Seconde Guerre Mondiale.

En y regardant de plus près, la vocation des cités-jardins dans les deux pays n’est pas qu’un simple glissement de la politique du logement à la politique sociale, mais c’est également un glissement de vocation. La cité d’Howard (Letchworth, mais aussi Welwyn) est une cité créée de toute pièce, sortie de terre là où se trouvent les champs cultivables afin de créer une véritable interface entre la ville et la campagne. On assiste toutefois, de manière isolée, au réaménagement de quartier urbains en banlieues-jardins (Hampstead) La cité-jardin à la française se pose réellement comme un modèle intégré dans la ville, en réaménagement, ou en création sur des quartiers proches d’activités industrielles. On voit notamment les champs d’épandage d’Asnières-sur-Seine combler cet espace ou les quartiers de Reims ou de Lyon se transformer en quartiers-jardins. La grande différence structurelle se situe dans cet espace, et c’est précisément la raison qui fait que la politique de la ville en France s’emparera de ce modèle, afin de résoudre les problèmes liés au logement social. On peut voir également une différence structurelle importante entre les cités-jardins françaises et anglaises, c’est leur plan. Si l’on regarde les cités-jardins anglaises, nous sommes en présence de modèle déstructurés, qui ne reposent sur aucune règle perceptible ou rationnelle, tandis que les cités françaises sont clairement construites sur des plans rigoureux qui pourraient être comparés audacieusement aux plans des jardins à la française.

Cité-jardin d’Orgemont à Argenteuil (Val d’Oise)

Rues droites, symétrie axiale forte jusque dans les plantations d’arbres, tout est fait dans une optique très égalitariste. L’exemple le plus frappant est la cité-jardin d’Orgemont (situé aujourd’hui sur la commune d’Argenteuil, Val d’Oise), construite sur un plan en U donnant sur la Seine, et dont les infrastructures sportives sont rassemblées entre les habitations et le fleuve. On y trouve une certaine variété d’habitations entre les pavillons individuels et des immeubles à peu d’étages et quelques commerces dont il ne reste aujourd’hui pas grand-chose. On peut voir encore aujourd’hui la cité porter les noms de rues qu’elle s’était vue attribuée et qui renseignent peut-être sur une sectorisation géographique des habitants. Rue des Bretons, rue des Normands, rue des Auvergnats, tels sont les noms qu’on imagine à l’époque donnés par ceux qui habitaient là et qui s’étaient regroupés…

La cité-jardin de Suresnes comme celle d’Orgemont ont cette particularité d’être plus conforme à l’esprit originel d’Howard avec leurs pavillons de deux étages et leurs jardins spacieux. Les autres sont généralement construites avec des immeubles dont les plus hauts étaient autrefois visibles à Drancy et qu’on a peut-être un peu tôt fait de comparer aux premiers grands ensembles.

L’autre grande spécificité des cités-jardins française est d’avoir été guidée par un esprit de rationalité sur le territoire. En effet, si Letchworth avait pour vocation d’être autosuffisante, les cités-jardins françaises étaient généralement portées par un intérêt de proximité avec les industries locales, dans un but avoué de faciliter l’implantation de la main d’œuvre aux alentours des entreprises. Ainsi la cité d’Orgemont sera fortement portée et financée par les établissements De Dietrich et par les usines de matelas Dunlop (Dunlopillo). Quelques kilomètres plus à l’est, sur la commune d’Epinay-sur-Seine, la petite cité-jardin Blumenthal est construite à proximité des verreries Schneider et des établissements Eclair, alors leaders dans l’industrie du cinéma. Epinay restera pour cela jusqu’à aujourd’hui capitale des industries du cinéma.

Studio Eclair - Epinay-sur-Seine

On voit à quel point l’idéal porté par un homme comme Howard a été générateur de nouveautés. En Angleterre, les cités-jardins sont restées longtemps des modèles utopiques et finalement ont trouvé assez peu d’écho sur le territoire puisque Letchworth, la seule cité entièrement soutenue par Howard au point qu’il y habita, reste un modèle quasi-unique dans son genre. Pourtant, si ces théories urbanistiques ont trouvé un écho favorable en France, c’est qu’elles ont été déviées de leur objectif d’origine lorsque les politiques en ont fait un objet d’avancée sociale. Il a toujours été clair que la cité-jardin se devait d’être un remède à la question du logement social et pas placé dans une optique de nouveau modèle social comme pouvait le concevoir Howard. C’est peut-être d’ailleurs ce qui a sauvé ce concept, dès lors qu’il a trouvé des applications pratiques pertinentes là où le besoin s’en faisait ressentir, même si aujourd’hui, tout ceci a un peu mal vieilli.


Notes:
[1] Demain : une voie pacifiste vers la réforme réelle.
[2] Plan détaillé disponible sur Google Maps à l’adresse http://goo.gl/maps/YJnl3.
[3] Voir le plan détaillé des rues à l’adresse http://letchworthgardencity.net/heritage/tour/letchworthplan.htm sur le site internet de la ville.
[4] Définition disponible sur la base Mérimée
[5] Office Public d’Habitations Bon Marché


Ce travail universitaire a été rédigée dans le cadre de mon master afin de valider l’unité de valeur sur l’histoire sociale en décembre 2013.