La maison de Kamthieng (Les oubliés du pays doré #4)

Publié le 19 novembre 2025 par Romuald Le Peru @SwedishParrot

La maison de Kamthieng

Les oubliés du pays doré #4

La maison de Kamthieng

I

Sur les rives de la Ping, dans le royaume de Lanna que Bangkok ne contrôle pas encore tout à fait, on élève une maison en teck. Les artisans choisissent les arbres en palpant l’écorce, en pressant l’oreille contre le tronc pour écouter la densité du bois. Ils regardent les nœuds et y voient déjà la structure de la construction, forts de leur expérience. Certains disent encore que le bois murmure quand il est prêt à quitter la forêt : un souffle imperceptible, comme un consentement à se laisser emporter. 

La résine coule lentement, chaude, avec cette odeur de miel brûlé qui se mêle à la sciure fraîche.

Mae Kamthieng n’a pas encore de nom dans l’histoire. Elle respire l’air de la rivière, lourd, humide, chargé de pollen. Elle est simplement là, dans cette maison neuve où la poussière de teck flotte comme une brume dorée.

On raconte que les premières nuits d’une maison Lanna sont cruciales : les esprits du lieu, les phi, y prennent leurs marques, décident si la demeure leur convient, s’ils accepteront leurs nouvelles conditions, ou s’ils viendront faire des ennuis.

Le teck vieillit lentement. Il se durcit, noircit, transpire sous la mousson. Les pluies d’été martèlent les planches avec un bruit plein, presque charnel. Le soleil les fend en veines fines. Mais tout tient. Cent dix-huit ans avant qu’on ne le démonte planche par planche.

On pourrait commencer autrement. Dire que tout commence en 1966, quand le roi Bhumibol ouvre officiellement le musée. Mais les maisons respirent de leur propre histoire : elles suivent la cadence lente du bois, l’odeur qui s’approfondit, la manière dont la lumière s’y pose — et la fidélité de leurs esprits tutélaires.

II

Sukhumvit Soi 21, Soi Asoke. Une rue où l’air chaud s’engouffre entre les tours, où le bitume relâche l’odeur acide de la ville. On cherche l’entrée discrète de la Siam Society, derrière un portail de fer qui grince légèrement.

Une maison sur pilotis au milieu d’immeubles hauts. Un anachronisme parfait, une contestation silencieuse : ici, la brise traverse encore l’espace, soulève les rideaux, fait frémir les planches.

Les Thaïs disent que lorsqu’une maison survit à un exil, c’est que ses phi l’ont suivie. Sans eux, le teck se fissure, le toit pleure, la charpente se tord.

Les maisons exhalent ce qui les a façonnées — et ceux qui les protègent.

III

Chiang Mai, donc. La rose du nord. Capitale d’un royaume indépendant pendant des siècles, aux crépuscules mauves et aux matinées voilées de brume. Les Birmans l’avaient détruite au XVIIIe siècle ; on l’avait reconstruite avec une obstination frisant la démence. Le bois du Lanna a cette odeur de terre humide et de fumée d’herbes sèches.

Mae Kamthieng vivait là. On ne sait presque rien d’elle, sinon qu’elle eut une fille, Mae Kim Haw, et que cette fille eut assez d’argent, ou assez d’attachement, pour donner la maison. Trois générations de femmes dont les noms flottent comme un parfum lointain. On n’a gardé que leur geste : offrir une demeure, sa texture, son souffle.

Dans certaines familles du Nord, on disait que lorsqu’une maison était donnée, les esprits domestiques la suivaient comme on suit un héritage. Ils se déplacent lentement, comme des ombres patientes.

La Siam Society accepta le don de la fille  en 1963. Les Occidentaux auraient fait des plans et reconstruit une copie. Les Thaïlandais démontèrent la vraie, planche par planche, au toucher, en reconnaissant les pièces à leur grain, à leur odeur. L’âme du bois — et ses esprits — voyageraient avec lui.

IV

Le convoi descendit vers Bangkok. Des camions sur des routes poussiéreuses, l’air chaud chargé de l’odeur des rizières brûlées. Le paysage glissait : montagnes, collines, plaine. Le teck respirait encore le fleuve. Dans ses fibres, l’humidité de la Ping séchait lentement.

À Bangkok, tout allait plus vite. Odeur d’essence, chaleur qui monte des trottoirs, fumées des échoppes. Sarit Thanarat, le Premier Ministre, venait de mourir. Les Américains construisaient leurs bases. Les bars s’allumaient à Patpong. Le Siam devenait la Thaïlande.

On disait que les esprits montagnards supportaient mal la plaine, encore moins la ville. Mais certaines maisons — les plus anciennes, les mieux nées — avaient un souffle assez fort pour survivre au vacarme des moteurs.

La Siam Society résistait, dans une cour silencieuse où l’air semblait plus dense.

V

Ils la remontèrent selon les règles. Les pilotis d’abord : ils s’enfoncèrent dans le sol meuble, avec un bruit sourd, presque organique. Puis le plancher, ces larges planches lisses, polies par d’innombrables pieds nus. Leur odeur — mélange de poussière, de bois gras, de pluie — emplissait l’espace.

Les murs s’emboîtèrent sans clous. Le bois couinait légèrement, comme s’il reconnaissait sa place. Le toit enfin, avec son Kalae, sombre, sculpté, qui captait la lumière d’une manière étrangement sensuelle.

Le Kalae n’est pas qu’un motif : il filtre les esprits. Il laisse entrer ceux du foyer et repousse les autres. On raconte que les plus anciens Kalae vibrent légèrement au vent, comme des antennes de protection.

Le bois garde l’odeur des pluies anciennes — et la mémoire de ses esprits.

VI

Le grenier à riz : une chaleur sèche, presque sucrée, s’y accumulait. L’économie domestique est une métaphore : prévoir, stocker, respirer lentement.

Les objets exposés racontent une vie tactile. Les pièges à poissons sentent le bambou humide. Les hottes en rotin gardent une odeur de fumée. Les mortiers portent encore la trace des épices écrasées, un parfum fantôme de citronnelle et de galanga.

Dans les maisons du Nord, on croyait que les mortiers et les paniers absorbaient les prières, que le riz gardait l’écho des voix des femmes qui le triaient au crépuscule.

Les musées ethnographiques transforment l’ordinaire en exotisme. Le quotidien devient un parfum lointain. Les petits-enfants visitent en touristes la vie de leurs grands-parents — et les esprits de leurs ancêtres, plus discrets que les vitrines.

VII

La Thaïlande s’enrichit, Bangkok explose. L’air se charge de poussière, d’essence, de chaleur. Les jeunes partent. Les rizières s’assèchent de solitude.

La maison sur pilotis devient un refuge. La Siam Society entretient un jardin tropical : odeur d’humus, de feuilles écrasées, d’eau stagnante. Autour, Sukhumvit hurle. Le Skytrain siffle, métallique, au-dessus des embouteillages. Les vapeurs de diesel s’accrochent aux vêtements.

On dit que certaines maisons Lanna, bien nées, respirent encore sous la chaleur. Elles ont un souffle propre, un rythme intérieur qui ne se laisse pas étouffer.

La maison ignore tout cela. Le teck respire de l’intérieur, lentement.

VIII

Qu’est-ce qu’une maison Lanna à Bangkok ? Une nostalgie parfumée ? Une contestation de la modernité ? Une blessure ?

On pourrait la relier à d’autres maisons exilées. Les demeures japonaises démontées. Les châteaux européens vendus pierre par pierre. Les temples cambodgiens expatriés dans des musées aseptisés.

Le patrimoine est toujours une forme de vol ou de sauvetage. Mais c’est aussi une manière de conserver une odeur de temps.

Dans les villages du Nord, on dit parfois que les maisons déplacées vieillissent plus vite, sauf si leurs esprits s’adaptent au nouveau sol. Celui-ci, meuble, pollué, hostile, a pourtant accepté Mae Kamthieng — présage rare.

Si la maison était restée à Chiang Mai, le teck sentirait-il encore la pluie de la Ping ? Aurait-elle survécu aux promoteurs ? On préfère dire oui. On sait que non.

IX

Les visiteurs sont rares. Quelques étudiants en architecture. Des retraités occidentaux. Des enfants qui baillent discrètement.

On enlève ses chaussures. Le bois est tiède. Sous les pieds, il y a cette douceur satinée propre au teck ancien. Le bruit du dehors s’étouffe d’un coup, remplacé par un souffle léger, presque sensuel, celui de la ventilation naturelle.

Certains disent sentir une présence discrète, comme un courant d’air venu d’ailleurs. Une maison qui a traversé un fleuve porte toujours un peu de son eau en elle.

Dans une vitrine, des photos jaunies : la maison au bord de la Ping, des buffles, la boue, l’eau. On sent presque l’odeur du fleuve, un mélange de vase, de chaleur et de végétation.

La maison ne retournera jamais à Chiang Mai. Le bois a fait son deuil du fleuve — ou peut-être le fleuve veille encore, d’une manière qu’on ne comprend plus.

X

Ce qui a disparu avec Mae Kamthieng : les chants de repiquage, le goût de l’eau de la Ping sur les lèvres, les bruits du crépuscule, l’odeur de fumée des cuisines, les prières murmurées dans la chaleur du soir, la langue du nord, les recettes, les nuits constellées.

Et peut-être aussi les esprits d’ancêtres qui rôdaient sous le plancher, entre les jarres et les paniers.

Ce qui demeure : le teck, dense, odorant, patient. Les pilotis, le Kalae, les planches numérotées, le grenier à riz, l’ombre fraîche sous la maison, la mémoire têtue d’un monde lent.

Et un souffle presque imperceptible, comme une respiration venue du Nord.

Ce qui viendra : d’autres tours, d’autres oublis, d’autres réveils. Le teck durera encore. Le béton vieillira plus vite.

XI

Il est cinq heures. La Siam Society ferme. Le gardien ferme les fenêtres dans un bruit sec. La maison Kamthieng reste seule. L’air devient plus frais, plus lourd, comme avant une pluie. Une chatte se glisse sous les pilotis, attirée par l’odeur de terre.

Sukhumvit continue son vacarme. La ville n’a pas besoin de maisons anciennes. Mais les maisons anciennes persistent, avec une sensualité tranquille, une obstination héréditaire.

Les Thaïs disent que les vieilles maisons savent se défendre : elles ont des esprits qui bâillent comme des chats, ronronnent dans les poutres et soufflent sur les visiteurs inattentifs.

Mae Kamthieng est morte. Le fleuve est loin. Mais la maison est là, debout, ancrée dans le mauvais sol de Bangkok. Fragment de Nord transplanté dans le chaos.

La nuit tombe. Les néons s’allument. La chaleur de la journée reste prisonnière des murs de béton.

La maison Kamthieng, elle, se laisse envahir par l’obscurité parfumée du jardin. Elle demeure, ce que font les maisons quand on leur en laisse le temps.

Elle demeure — avec, dans son bois noirci, la sensualité tenace de tout ce qu’elle a traversé.

La maison Kamthieng est actuellement en cours de restauration.