Les fantômes de l’Oriental
Les oubliés du pays doré #2
Les fantômes de l’Oriental
I
On arrive toujours à Bangkok par le fleuve. Même aujourd’hui, même en avion, c’est le Chao Phraya qui nous accueille, serpent brun et majestueux charriant l’histoire. En 1876, deux capitaines danois, Hansen et Andersen, comprirent cela. Ils achetèrent une bâtisse au bord de l’eau. Un hôtel. Pourquoi pas, après tout. Le Siam s’ouvrait au monde comme on ouvre une fenêtre sur l’Orient. Avec un O majuscule.
Les capitaines ne savaient pas qu’ils fondaient un mythe.
Je suis arrivé un soir de novembre, cent quarante ans plus tard. La navette fluviale glisse sur l’eau noire. Les gratte-ciel de verre se reflètent, mais sur la rive de Thonburi, rien n’a changé depuis Conrad. Des maisons sur pilotis. Des temples dorés. L’Asie éternelle qui résiste.
L’Oriental se dresse comme un inventaire colonial, avec ses varangues blanches, son drapeau qui claque au vent du fleuve. Je pense à tous ceux qui sont arrivés avant moi. Les écrivains surtout. Toujours les écrivains. Comme si Bangkok ne pouvait se raconter qu’à travers eux.
II
Somerset Maugham débarque en 1923. Il a quarante-neuf ans, la tuberculose derrière lui, le succès devant. Il s’installe dans une suite au premier étage. Vue sur le fleuve, naturellement. Tous les matins, il écrit sur la véranda. L’après-midi, il arpente les ruelles de Chinatown, collecte les histoires, observe les visages d’expatriés rongés par le climat et l’alcool.
De cette escale naîtront plusieurs nouvelles. Des histoires d’Européens perdus sous les tropiques, de femmes qui attendent des maris qui ne reviendront pas, de planteurs qui sombrent dans l’opium et le désespoir. Maugham avait compris que l’Orient n’était pas un décor mais un révélateur. On ne vient pas ici impunément.
La suite Maugham existe toujours. Je l’ai visitée. Mobilier colonial, ventilateurs au plafond, photographies jaunies. On a conservé son bureau, sa machine à écrire. Comme si l’écrivain allait revenir, commander un gin tonic, se remettre au travail.
Les fantômes de l’Oriental.
III
Joseph Conrad était passé avant lui, dans les années 1880. Marin avant d’être écrivain, Conrad connaissait tous les ports d’Asie. Bangkok, Singapour, Saigon. Le fleuve était sa route, les hôtels ses escales. À l’Oriental, il rencontrait d’autres capitaines, échangeait des histoires de typhons et de mutineries.
C’est peut-être ici qu’il a imaginé Kurtz, ce personnage qui remonte le fleuve pour sombrer dans la folie. L’Asie était un miroir où l’Occident voyait ses démons. Conrad le savait mieux que personne.
Graham Greene viendra plus tard, dans les années cinquante, en pleine guerre d’Indochine. Il dort à l’Oriental entre deux voyages au Vietnam. Il prend des notes pour Un Américain bien tranquille. Bangkok est sa base arrière, son refuge. Le bar de l’hôtel devient son bureau. Il y écrit des lettres, rencontre des agents, des journalistes, des espions peut-être.
Tous ces écrivains ont compris la même chose : l’Orient transforme. On n’écrit pas les mêmes livres après avoir dormi dans cette chambre, regardé le fleuve charrier ses barques, senti l’odeur du jasmin et de la pourriture mêlés. Ceux qui sont venus ici savent. L’odeur reste gravée.
IV
Mais avant les écrivains, il y avait les premiers voyageurs. Ceux qui arrivaient en paquebot après des semaines de mer. L’Oriental était le premier contact avec le Siam, le premier lit après la houle, le premier gin après le sel.
En 1887, le roi Chulalongkorn – le roi modernisateur, celui qui abolit l’esclavage et envoya ses fils étudier en Europe – fit agrandir l’hôtel. Il comprenait l’importance des symboles. Un grand hôtel, c’était une déclaration : le Siam n’était pas une colonie. Le Siam était un royaume indépendant, civilisé, capable de recevoir l’Occident à sa table.
Les architectes ajoutèrent des ailes, des vérandas, des jardins. Le style était un mélange curieux : colonial britannique rencontrant l’esthétique thaïe, stucs victoriens côtoyant les toits pointus des temples. Un hybride architectural qui reflétait parfaitement le Bangkok de l’époque, coincé entre tradition et modernité.
Dans le hall, on installait déjà ces grands ventilateurs au plafond qui tournent encore aujourd’hui, brassant la chaleur moite, créant cette atmosphère particulière des tropiques coloniales. Le temps semblait ralentir. On pouvait croire que rien ne changerait jamais.
V
J’ai dîné au Normandie, le restaurant français de l’hôtel, au dernier étage de la tour moderne. De là-haut, Bangkok s’étale comme une métropole impossible, démesurée. Dix-neuf millions d’habitants. Des gratte-ciel partout. Comment imaginer la ville de 1876 ? Les canaux au lieu des routes, les éléphants au lieu des Mercedes, le silence au lieu de ce rugissement permanent.
Le maître d’hôtel est thaï, mais il parle un français impeccable. Il me raconte que le restaurant existe depuis 1958. Toujours de la cuisine française classique. Foie gras, homard, soufflé. Une anomalie délicieuse. Pourquoi venir à Bangkok pour manger français ? Mais justement, c’est ça l’Oriental : un endroit hors du temps, hors du lieu. Une bulle.
On vient ici pour échapper à Bangkok, pour retrouver une idée fantasmée de l’Asie coloniale qui n’a peut-être jamais existé. Les touristes cherchent l’authenticité, mais l’Oriental leur offre quelque chose de plus précieux : une fiction qui sent le partage, et un peu la vase des klongs.
VI
En 1985, le groupe Mandarin Oriental rachète l’hôtel. Changement de nom, rénovations, mise aux normes internationales. Certains ont crié à la trahison. On allait perdre l’âme du lieu, disaient-ils. Transformer ce bijou historique en palace standardisé.
Mais les nouveaux propriétaires furent habiles. Ils comprirent que l’Oriental n’était pas seulement un hôtel, mais un symbole. Ils préservèrent l’aile originale, restaurèrent les suites historiques, formèrent le personnel à cet art de l’hospitalité qui mêle discrétion britannique et sourire thaï.
Le service à l’Oriental est devenu légendaire. Des dizaines d’employés travaillent là depuis trente, quarante ans. Ils connaissent les habitués, leurs préférences, leurs petites manies. Monsieur Dupont aime ses draps changés deux fois par jour. Madame Schmidt veut des orchidées blanches, jamais roses. Le prince saoudien occupe toujours la même suite.
Cette mémoire institutionnelle crée une continuité. L’hôtel devient une famille dysfonctionnelle où milliardaires et femmes de chambre partagent les mêmes couloirs, les mêmes rituels.
VII
J’ai visité l’école de cuisine thaïe de l’hôtel. Une institution dans l’institution. Depuis 1985, on y enseigne les secrets du pad thaï, du curry vert, de la salade de papaye. Les touristes viennent en groupes, tabliers blancs et enthousiasme naïf.
Mais le professeur, un vieux chef qui a appris son art dans les cuisines du palais royal, prend sa tâche au sérieux. Il explique que la cuisine thaïe est une question d’équilibre. Le sucré, le salé, l’acide, le pimenté. Trop de l’un, et tout s’effondre. C’est une métaphore de la Thaïlande elle-même : un pays qui a toujours su trouver l’équilibre entre les puissances, entre tradition et modernité, entre bouddhisme et capitalisme.
Nous préparons un curry massaman. Le chef raconte que ce plat vient des marchands persans qui commercèrent avec le Siam au XVIIe siècle. Muslim man, homme musulman, devenu massaman. L’histoire de la Thaïlande dans un plat : des influences étrangères digérées, transformées, rendues thaïes.
Pendant que nous cuisinons, je pense aux cuisines de l’Oriental en 1890. Les chefs chinois, les serveurs birmans, les ingrédients venus de partout. L’hôtel a toujours été un carrefour.
VIII
Le spa. Bien sûr, il y a un spa. Tous les grands hôtels ont leur spa aujourd’hui. Mais celui de l’Oriental est différent. Il occupe deux maisons traditionnelles thaïes, de l’autre côté du fleuve. On y accède par navette privée.
Je traverse le Chao Phraya. L’eau est toujours aussi brune, aussi opaque. Des centaines de bateaux la sillonnent : ferrys publics, navettes d’hôtels, barques de marchands. Le fleuve est une artère vivante. Bangkok est née du fleuve, vit par le fleuve, mourra peut-être avec lui quand la mer montera trop.
Le spa est un havre de silence. Jardins tropicaux, bassins de lotus, pavillons de teck. On me conduit dans une salle de massage. L’odeur de citronnelle et d’eucalyptus. Une masseuse en tenue traditionnelle commence le rituel. Le massage thaï n’a rien à voir avec le massage occidental. C’est une danse, un combat amical, une forme de méditation à deux, entre les mains de la masseuse et le corps du massé.
Allongé là, les yeux fermés, j’écoute les bruits du dehors. Les oiseaux, le vent dans les bambous, le clapotis du fleuve. Pour quelques instants, je comprends pourquoi on vient ici. Pas pour le luxe. Pour cette sensation d’être hors du monde.
IX
Le soir, le bar de l’hôtel s’anime. Le Bamboo Bar, institution dans l’institution. Jazz live tous les soirs depuis les années soixante. Les musiciens sont thaïs mais jouent du Duke Ellington, du Miles Davis. L’Asie a toujours été douée pour l’appropriation culturelle. Elle absorbe, transforme, restitue.
Je commande un cocktail. Le barman, sans que je demande rien, me raconte l’histoire de chaque ingrédient. Le citron vert vient de Chiang Mai. Le rhum de Thaïlande du Sud. Les herbes du jardin de l’hôtel. Même un cocktail devient un récit, une géographie.
À la table d’à côté, un vieil homme seul lit le Bangkok Post. Cheveux blancs, costume de lin froissé. Il a l’air de sortir d’un roman de Greene. Peut-être est-il un ancien diplomate, un homme d’affaires qui n’a jamais pu quitter l’Asie, un espion à la retraite. Bangkok est pleine de ces fantômes vivants, Occidentaux échoués loin de chez eux, incapables de rentrer.
Le pianiste entame Autumn Leaves. La nostalgie faite musique. Tout le monde ici est nostalgique de quelque chose : d’un pays quitté, d’une jeunesse perdue, d’une époque révolue.
X
L’aile des Auteurs, l’Authors’ Wing, est le bâtiment original de 1876. Trente suites seulement, réservées des mois à l’avance. Les chambres portent les noms des écrivains qui ont séjourné ici : Maugham, Conrad, Coward, Michener.
Je me demande si les écrivains d’aujourd’hui viennent encore à l’Oriental. Probablement pas. Trop cher, trop touristique, trop éloigné de la « vraie » Bangkok. Les écrivains contemporains préfèrent les guesthouses de Khao San Road, les quartiers populaires, l’authenticité supposée.
Mais ils se trompent. L’Oriental est Bangkok, autant que les temples et les marchés flottants. C’est Bangkok vue par l’Occident, Bangkok fantasmé, Bangkok comme étape d’un voyage imaginaire qui commence à Paris ou Londres et ne finit jamais vraiment.
La littérature coloniale a inventé cet Orient : exotique, dangereux, érotique. L’Oriental a donné un toit à cette invention. Les fantômes de Maugham et Conrad hantent encore les couloirs, tout en perpétuant le mythe.
XI
Un matin, je me réveille tôt. L’aube sur le fleuve. Je descends au bord de l’eau. Quelques employés préparent déjà la terrasse du petit-déjeuner. Ils disposent les nappes blanches, alignent les couverts d’argent, vérifient que chaque orchidée est à sa place.
Le fleuve s’éveille aussi, même s’il ne dort jamais plus que la ville elle-même. Les premiers bateaux passent, chargés de marchandises. Un moine en robe safran mendie sur un ponton. La ville murmure avant de rugir.
Je pense à tous les matins semblables depuis 1876. Combien de serveurs ont dressé ces mêmes tables ? Combien de clients ont regardé cette même aube ? L’hôtel est une machine à répéter les gestes, les rituels. C’est rassurant et terrifiant à la fois.
Un majordome s’approche. « Monsieur désire son café ? » Accent britannique impeccable, que je serais bien en difficulté d’imiter. Je dis oui. Il disparaît, revient deux minutes plus tard avec un plateau d’argent. Café, jus d’orange, croissant tiède. Le croissant vient de la boulangerie française de l’hôtel, me précise-t-il. On fait venir le beurre de Normandie.
Cette obsession du détail, cette volonté de maintenir un certain standing même quand plus personne ne s’en soucie vraiment. C’est beau et dérisoire.
XII
L’histoire officielle dit que l’Oriental n’a jamais fermé. Même pendant la Seconde Guerre mondiale, même pendant les coups d’État militaires, même pendant les inondations catastrophiques de 2011. L’hôtel reste ouvert. C’est une question de principe.
Mais qu’est-ce que ça signifie, « rester ouvert » ? Pendant la guerre, quand les Japonais occupaient Bangkok, qui venait dormir à l’Oriental ? Des officiers de l’armée impériale, certainement. Des collaborateurs thaïs. Peut-être quelques civils chanceux. L’hôtel ne choisit pas ses clients. Il accueille.
Cette neutralité est suisse, presque immorale. Mais c’est aussi ce qui a permis à l’Oriental de traverser les décennies, les régimes, les catastrophes. Ne jamais prendre parti. Offrir un havre à tous, sans jugement.
Je lis dans un vieux livre sur l’hôtel qu’en 1945, juste après la défaite japonaise, des officiers américains ont occupé les meilleures suites. Ils organisaient des fêtes, faisaient venir des orchestres de jazz de Manille. Bangkok sortait de la guerre, affamée, traumatisée. Mais à l’Oriental, on dansait.
Cette indécence du luxe face à la misère du monde. Sujet infini de romans.
XIII
J’ai quitté l’hôtel un après-midi de pluie. La mousson tardive. Le ciel noir, le fleuve déchaîné. Mon taxi mettait une éternité à traverser la ville inondée. Bangkok se noie régulièrement, mais refuse de mourir.
De la voiture, je regardais défiler les quartiers populaires : immeubles décrépits, temples dorés, centres commerciaux clinquants. Cette ville est un monstre impossible, une mégalopole du tiers-monde qui rêve d’être une capitale globale.
L’Oriental n’est qu’une infime partie de Bangkok, mais il en dit beaucoup. Il raconte l’histoire d’un pays qui a toujours su naviguer entre les empires, adopter juste assez de l’Occident pour ne pas être colonisé, préserver juste assez de ses traditions pour ne pas se dissoudre.
À l’aéroport, j’ai acheté un livre sur l’histoire de l’hôtel. Photos en noir et blanc : l’Oriental en 1900, l’Oriental en 1950, l’Oriental aujourd’hui. Les bâtiments changent, mais le fleuve reste. Toujours ce même fleuve brun, toujours ces mêmes barques.
XIV
Quelques mois plus tard, je suis à Paris. Je déjeune avec un ami qui me demande sur quoi je travaille. Je lui parle de l’Oriental, de cette idée de raconter l’histoire d’un hôtel comme on raconterait celle d’un personnage.
Il sourit. « Un hôtel n’est pas un personnage. Un hôtel est un décor. »
Je ne suis pas d’accord. Un hôtel comme l’Oriental est plus qu’un décor. C’est un témoin, un acteur, presque un auteur. Il influence les histoires qui s’y déroulent. Maugham n’aurait pas écrit les mêmes nouvelles dans un autre hôtel. Conrad n’aurait pas imaginé les mêmes personnages.
Les lieux ont une agentivité, diraient les philosophes. Ils agissent sur nous autant que nous agissons sur eux.
L’Oriental a façonné une certaine vision de l’Asie : élégante, mystérieuse, un peu décadente. Cette vision est fausse, bien sûr. Elle ne correspond à rien de réel. Mais elle a été si puissante qu’elle a fini par influencer la réalité elle-même. La Thaïlande s’est mise à ressembler à l’idée que les Occidentaux s’en faisaient.
Le tourisme est une prophétie autoréalisatrice.
XV
Je rêve parfois que je retourne à l’Oriental. Dans mon rêve, l’hôtel est vide. Pas de clients, pas d’employés. Juste les couloirs déserts, les chambres silencieuses, la terrasse abandonnée.
Je marche dans les étages. Les suites des écrivains sont ouvertes. Sur le bureau de Maugham, des pages manuscrites. Sur celui de Conrad, une carte marine. Dans la chambre de Greene, un verre de whisky à moitié vide.
Je comprends que l’hôtel n’a jamais eu besoin de clients. Il vit de sa propre mémoire, nourri par toutes les histoires qui s’y sont déroulées. Les fantômes suffisent.
Je descends sur la terrasse. Le fleuve coule, imperturbable. Une barque passe, chargée de fruits. Le batelier me fait un signe. Je lui réponds. Puis je me réveille.
Dans quelques années, je retournerai à Bangkok. Je réserverai une chambre à l’Oriental. Je dînerai au Normandie, boirai un verre au Bamboo Bar, regarderai l’aube sur le Chao Phraya.
Parce que certains endroits nous appellent, encore et encore. Parce que l’Oriental n’est pas seulement un hôtel, mais une idée. Mais cette idée est fausse, évidemment.


