SG‑3, le puits qui voulait percer la Terre

Publié le 19 septembre 2025 par Romuald Le Peru @SwedishParrot

SG‑3

Le puits qui voulait
percer la Terre

Il y a dans le Grand Nord russe un endroit où l’on a tenté de commettre un geste insensé : creuser la Terre non pas pour en extraire du pétrole ou des diamants, mais simplement pour voir jusqu’où elle consentirait à se laisser transpercer. L’endroit s’appelle la péninsule de Kola, une étendue désolée balayée par des vents qui sentent l’océan et l’infini, avec ses forêts maigres et ses sols qui craquent sous le gel. C’est là que fut entrepris le projet SG‑3, que les géologues appellent aujourd’hui encore, avec un mélange de respect et d’incrédulité, le forage superprofond de Kola.

On est en 1970. La guerre froide bat son plein, les Américains et les Soviétiques se toisent comme deux enfants capricieux qui veulent chacun le plus gros jouet. Les premiers ont planté leur drapeau sur la Lune, les seconds veulent à tout prix montrer qu’ils savent faire autre chose qu’envoyer des cosmonautes dans une boîte de conserve orbitale. Alors pourquoi ne pas retourner le problème ? Puisqu’on nous empêche de grimper plus haut, creusons plus bas. À défaut d’un pas de géant pour l’humanité, ce sera un trou gigantesque dans la croûte terrestre.

Au début, cela paraît presque enfantin : on enfonce un tube, on fait tourner une foreuse, et la terre s’écarte, docile. Mais très vite, le sol se rebelle. Plus on s’enfonce, plus la roche devient capricieuse, se fracture, se tord, s’échauffe. C’est comme si la planète, cette vieille bête géologique, refusait obstinément qu’on lui palpe les entrailles. Mais les ingénieurs soviétiques ne sont pas du genre à se laisser impressionner. Ils bricolent, innovent, inventent des foreuses toujours plus solides, et chaque mètre gagné devient une victoire sur la matière.

Douze kilomètres plus tard, la victoire paraît dérisoire. On a foré pendant vingt-deux ans pour atteindre 12 262 mètres, un chiffre sec, mais qui a pourtant le goût d’un exploit. Car personne n’est jamais allé aussi loin dans la croûte terrestre. Et qu’y a‑t-on trouvé ? Rien qui se vende au marché noir. Pas d’or, pas de lave, pas de portes de l’enfer. Seulement des fragments de roches vieilles de deux milliards et demi d’années, des traces d’eau emprisonnées depuis l’aube du monde, et, cerise sur le cercueil, des microfossiles d’organismes marins réduits en poussière, qui rappellent qu’avant les pins rabougris et les vents glacés de la Kola, il y avait ici une mer chaude et bruissante de vie.

La découverte la plus troublante n’est pourtant pas ce passé fossile, mais la chaleur. On pensait trouver 100 °C. On en trouva près du double. 180 °C, un four naturel qui fit claquer les foreuses comme des allumettes. Les ingénieurs durent abandonner, vaincus par un ennemi invisible et pourtant banal : la chaleur. La Terre, polie par tant d’assaillants, avait cette fois refermé son poing incandescent sur leurs ambitions.

Aujourd’hui, le site du SG‑3 ressemble à une base lunaire oubliée. Des bâtiments soviétiques rongés par la rouille, des vitres brisées, des escaliers qui grincent. Et au milieu de tout cela, une simple plaque de métal ronde, soudée au sol, comme la trappe d’un sous-marin échoué. Dessous, il y a un vide, un conduit étroit qui plonge dans 12 kilomètres d’obscurité, avant de s’interrompre brutalement. C’est un gouffre invisible, une absence matérialisée. Un trou qui ne montre rien, mais qui dit tout.

Les rumeurs, elles, n’ont jamais cessé de courir. Dans les années 90, certains journaux sensationnalistes affirmèrent que des micros avaient capté des cris remontant des profondeurs — les lamentations d’âmes en peine, preuve que le SG‑3 avait perforé la voûte des enfers. On rit aujourd’hui de ces histoires, mais elles disent bien quelque chose : ce trou, parce qu’il est absurde, appelle l’imaginaire. La science n’y a trouvé que des pierres, l’homme y a projeté ses fantasmes.

Alors à quoi bon, demandera-t-on ? À quoi bon creuser, si ce n’est pour se heurter à la chaleur, à l’échec, à la dérision ? La réponse est simple : pour savoir. La curiosité est un vice charmant, qui pousse l’humanité à se cogner partout. On veut voir derrière la montagne, au-delà des étoiles, et sous la peau de la Terre. Le SG‑3 n’a rien donné de concret, mais il a offert cette leçon : nous avons touché du doigt les limites de notre savoir. Nous savons désormais que nous ne savons pas — et qu’il faudra beaucoup d’ingéniosité, et peut-être un peu de folie supplémentaire, pour espérer aller plus loin.

Le SG‑3 est aujourd’hui un monument dérisoire et magnifique à la fois : un trou dans le sol, une cicatrice dans le granit, mais aussi un miroir tendu à notre vanité. Une tentative de conversation avec une Terre qui n’a pas envie de répondre. Une question laissée sans réponse, plantée dans le sol comme une aiguille inutile.

Et pourtant, il est rassurant de savoir qu’il existe encore des endroits où l’homme a buté, où la matière a dit non. Cela nous rappelle que la planète, malgré nos satellites et nos cartes, garde ses secrets. Et qu’au fond, elle ne nous appartient pas.

Avant : Wadi al-Salam, la cité des morts